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On a beau être en décembre, il fait
beau. Connerie de réchauffement climatique ? Peut-être, mais
pour un deux décembre, c’est du beau temps. Comme d’habitude les
trains sont à la bourre, et c’est blindé vu l’heure, mais le
soleil hivernal fait oublier les petits tracas du quotidien. Ça ne
gueule pas trop sur les quais. Puis il y a ce type, planté
pratiquement au bord des rails…
Il attend, seul, il sait bien que les
gens le regardent, tous ces habitués qui prennent le train chaque
jour. La masse laborieuse rentrant dans sa banlieue, ils ont pris
l’habitude de ce vieux, qui été comme hiver est là, seul face
aux éléments, le regard triste, les yeux délavés à force d’avoir
sûrement trop pleuré. Il fixe la ligne d’horizon, regarde les
locomotives partir et arriver, sans bouger, impassible. Un jour il se
fera happer par une motrice, ce n’est pas possible autrement. Une
qui ne s’arrête pas en gare, celles qui roulent assez vite.
Il ne se passe pas une seule semaine
sans qu’un gamin, voulant se rendre intelligent l’interpelle :
— Alors Jacques, tu as apporté
tes lilas, mais tu sais que Madeleine ne viendra pas ?
Ses copains éclatent de rire,
entonnent, ou plutôt massacrent la chanson du grand Brel, mais
voyant le manque de réaction du vieux, ils laissent tomber, passent
à un autre sujet. Un autre passager à emmerder. Parce que l’ancien
qui est là chaque jour depuis des lustres, se contrefout des
railleries, des moqueries, des insultes, lui.
Puis il y a le grand dadais plus
méchant et plus bête que les autres, Christian qu’il s’appelle,
une sorte de chef de meute des emmerdeurs ferroviaires. Le genre de
personnages qui ne prennent le train juste pour rendre invivable le
voyage à tous les autres occupants du wagon. Parfois il lui lance
des cailloux quand il le voit avec son bouquet de fleurs défraîchies,
aujourd’hui ce sagouin a visé juste, en plein dans le nez.
Pas un gravier, non, une belle caillasse, du genre galet d’Étretat,
que l’on se demande ce qu’elle foutait là. Le vieux pisse le
sang, il a doucement tourné la tête vers le jeune con, sans rien
dire, juste pour voir le visage de son agresseur, celui-ci rit devant
son méfait, encouragé par sa cour des miracles. Il rigole beaucoup
moins, quand Maxime, le chef de gare vient lui expliquer sa façon de
penser.
Maxime c’est un ancien boxeur, quand
il eut passé l’âge de monter sur le ring, il est entré à la
SNCF, les trains il a toujours adoré. Quand cette armoire à glace
remportait un combat, il y avait toujours une part de sa prime pour
acheter une locomotive pour son réseau miniature, alors chef de
gare, ça le branchait bien. Là, c’est de véritables convois, pas
des Pacific 231E, mais tout de même. Il a aussi aménagé sa petite
salle de sport dans un vieux bâtiment jouxtant la voie ferrée,
histoire de garder la forme et surtout ne pas perdre sa magnifique
droite. Entre deux entrées en gare, il frappe le sac de cuir ou lève
de la fonte. Alors je peux vous dire que la droite qu’il a
reçue le Christian, elle l’a bien sonné, et ses roquets ont
déguerpi sans demander leur reste. Étalé de tout son long sur le
ballast, l’agresseur balance quelques excuses à Maxime qui ne les
écoute pas, il préfère porter secours au vieux.
— Venez avec moi à la gare, je
vais vous nettoyer ça.
— Non, je risque de la rater…
— Monsieur, depuis plus de cinq
ans que je suis là, je vous vois tous les jours attendre, ici au
même endroit, avec vos fleurs, je ne sais pas qui vous attendez,
mais vu que cela fait un bail, on n’est pas à une demi-heure pour
vous soigner le nez, non ? Ce ne serait vraiment pas de bol
qu’elle se pointe maintenant…
Le vieux ne répond pas, il suit
Maxime, il s’assoit sur la chaise tendue par son sauveur. Maxime
lui nettoie le nez délicatement, il est bien gonflé,
légèrement ouvert, mais pas cassé, il lui pose des Stripes
pour refermer la plaie.
— Voilà papy, c’est fait, il
n’est pas cassé. Bien amoché, mais pas pété, il va rester
encore gonflé deux trois jours et puis c’est bon. Il redeviendra
normal, rien de grave, j’ai assez pris de coups dans le pif pour
vous l’assurer. Mais faut faire attention à ces jeunes cons, ils
peuvent être dangereux. Vous attendez qui comme ça ?
— C’est la gare du Bourget
ici…
— Je sais papy, c’est là que
je bosse !
— J’attends Sarah, il y a
soixante-dix ans Sarah a pris le train ici, elle a pris le train pour
une destination qu’elle ne connaissait pas. Moi je n’ai su que
le lendemain qu’elle avait pris le train. Nous étions voisins,
nous avions dix-sept ans, nous nous aimions. J’ai cherché partout
où elle était partie, comme ça, d’un coup, sans rien me dire.
J’ai su où elle était partie, à Auschwitz en Pologne, puis
ensuite elle a été transférée à Ravensbrück en Allemagne.
Elle venait d’être déportée. Nous nous étions juré de nous
marier après la guerre, je suis catholique, elle est juive, mais ce
n’est pas grave, notre amour est plus fort que ça. Et Sarah n’a
qu’une parole, elle m’a juré que l’on se marierait, la guerre
est finie, alors j’attends.
Maxime ne dit rien, il écoute le
vieux, le vieux qui tous les jours passe des heures à attendre avec
son bouquet de fleurs, sans rien dire, sans bouger. Sous le soleil,
le vent, la flotte, la neige, dans le brouillard, il est là. Depuis
plus de cinq ans que Maxime est en poste ici, il n’avait jamais
abordé le vieux. La vie des autres ne le regarde pas et surtout il
s’en fout. Mais là, il s’est fait agresser, alors il est logique
de lui porter secours, et de l’écouter. On ne peut pas jouer les
cyniques et les durs sans cesse, sous les muscles il y a un cœur.
—Vous me prenez pour un vieux fou,
mais détrompez-vous, je sais ce que fut la guerre, les camps
concentrationnaires ou d’extermination, je sais ce que les SS ont
fait, les tortures, les massacres, oui je sais tout cela, tout ce que
les juifs et tant d’autres ont subi. Mais Sarah ne figure sur
aucune liste, aucune monsieur… Puis j’ai su aussi que celui qui a
dénoncé les Moroentem, les parents de Sarah, c’était mon père.
Sa fortune n’était pas assez importante, il lui fallait la leur.
Alors voyez-vous, j’ai tout perdu ce matin de juillet
mille-neuf-cent-quarante-trois. Je viens ici chaque jour depuis la
libération, j’attends entre espoir et folie, je ne sais même plus
si j’attends son impossible retour, ou juste le courage de me jeter
sous une locomotive et d’en finir avec cette chienne de vie. Merci
pour le pansement et de m’avoir écouté.
Le vieux s’est levé, a repris son
bouquet de fleurs qu’il avait posé près de lui, puis doucement il
est retourné vers l’aiguillage de l’est, attendre Sarah, celle
qui ne reviendra jamais. Maxime, pour la première fois de sa vie est
KO. Cela ne lui est jamais arrivé sur le ring lors de sa carrière
de boxeur. Jamais il ne s’est fait allonger. Et là sans un coup,
juste par des mots, par l’amour et le désespoir d’un vieil homme
il est au tapis, sur sa joue gauche roule une larme.
Une chronique amère.
RépondreSupprimerL'auteur n'en rajoute pas dans le pathos, les deux protagonistes sont bien décrits, cependant, perso, il me manque de l'originalité, de la fluidité. J'ai trop vu les ficelles mais avec le format nouvelle c'était le danger.
Bien aimé les personnages, bien aimé le vieux, et bien aimé les fleurs... j'aime moins Sarah... J'attendais un truc qui pète, qui décoiffe, qui foute en l'air cette histoire.
RépondreSupprimerIl est pas venu...