lundi 26 janvier 2015

Nouvelle N°10 : Bon débarras - Anouk Langaney

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Ce soir, c’est décidé, Célestine va tuer Paul-Henri. Plus question de tergiverser. Pas de délai, peu de doutes, point de salut hors du coup de grâce. Du coup de lame, en l’occurrence. Un coup de lame qu’elle veut précis, chirurgical et sans chichi.
Elle s’avance d’un pas vif dans la rue des Bons Raisins, le menton haut, cherchant en son for intérieur un rythme et une allure appropriés à ce qu’elle ressent : une sorte d’état symphonique, laissant entendre tour à tour – et parfois à l’unisson – des accords grinçants de rancune dans le rôle des violoncelles, un bourdon de panique en contrepoint, le vent du souffle épique qui la soulève, et les pulsations de son cœur en guise de percussions. Un sacré bordel, au final ; une sorte de Wagner sous acide, revisité par un groupe de free-jazz. C’est du moins la comparaison qui vient à Célestine, et le fait qu’elle n’ait guère de sens s’explique assez bien dans le contexte. Tuer l’homme dont on a partagé la vie quarante années durant, ça vous bouscule une femme.
Presque quarante. Exactement trente-neuf. Trente-neuf longues années de vie commune avec monsieur Paul-Henri Morduret. Dont la plupart passées à espérer ce jour, et les dernières à tout organiser pour le faire advenir. Combien d’années en tout à haïr Paul-Henri ? Presque toutes. Sauf les premières, évidemment. Difficile de se souvenir, mais sans doute que non. Mettons qu’il y ait eu quatre ans ou cinq ans d’idylle. Ou tout au moins de routine fusionnelle, sans histoires, dans l’innocence du début, lorsque tout allait de soi… Oui, disons cinq ans. Peut-être même six. Ce qui en laisse trente-trois, tout de même !
Au bout de sept ans, elle en est sûre, le malaise était palpable. Elle s’est prise à douter. Sentie piégée. Il y a eu les premiers symptômes, les cauchemars, sa gorge qui se serrait et qui sifflait ; on aurait juré de l’asthme, mais les docteurs disaient que non. Rien de comparable avec l’enfer des années qui ont suivi, mais c’était déjà moche.
À quelques heures maintenant de l’échéance, tout en sachant (croyant ?) qu’elle ne changera plus d’avis, elle a conscience que rien n’est joué : il n’est pas encore mort, et il sait tout. Il a compris depuis bien longtemps ce qu’elle tramait ; sans doute a-t-il même saisi avant elle où elle allait en venir. Il est doué pour ces choses-là, le Riton ! Pour voir venir, pour se venger, pour faire souffrir… Elle n’aura pas aidé à le rendre confiant, il faut l’admettre, mais il n’avait pas besoin d’aide. Il s’est toujours méfié de tout ! De la politique, de la météo, des commerçants, des femmes, des médias, de ses parents, de ses collègues, de ses copains de biture qu’il appelait ses amis… C’est encore d’eux qu’il se méfiait le moins, cela dit, et pourtant quelle erreur ! Il y en a quelques-uns là-dedans qui ne l’ont jamais loupé, dès que l’occasion se présentait. Et qui ne vont pas rater celle que Célestine est sur le point de leur offrir, quand ils sauront. T’inquiète pas qu’ils se bousculeront au portillon dans les jours qui viennent, mais pas pour pleurer sur ses restes, ça non, pas de danger ! Pour se foutre de sa gueule une dernière fois, plutôt ! Pour déverser, sur lui comme sur elle, le dégueulis fielleux qui leur tient lieu d’humour, leurs habituelles saillies bien grasses, la crème de leur laideur ordinaire…
Tout ce qu’il aimait, à l’en croire, ce pauvre Paul-Henri. Tout ce qu’il essayait d’imiter en tout cas, de toutes ses pitoyables forces de petit gars. Celles de Ritonnet, comme ils l’ont toujours appelé. Sauf les fois où ils l’ont appelé Rita, carrément. Mais là, pardon ! Ils ont trouvé du monde en face ! Quand on le rendait fou de rage, Riton, quand on jouait trop avec ses nerfs, il passait la frontière dans un coin reculé de sa tête, et au-delà c’était un sale endroit, elle est bien placée pour le dire. Elle a suffisamment payé pour le savoir. Elle le sait dans sa peau brûlée, pincée, lacérée parfois. Dans toutes ses cicatrices, et surtout dans la peur qui ne la quitte jamais.
Mais à ses copains, il leur passait presque tout, pas comme à elle ! Pas tant parce que c’était moins facile de s’en prendre à eux, non, du moins ce n’est pas comme ça qu’elle veut le voir… elle le hait, Paul-Henri, pas de doute, mais elle ne le méprise pas tout à fait. Quand il sortait de ses gonds, il était capable de tout, il n’avait plus peur de rien. Il s’en foutait bien qu’il y ait un mastard ou une gonzesse en face, pour lui c’était kif-kif, tant que ça hurlait. Ils l’avaient compris, les autres, à force. Pas au point de le respecter, attention : mais bon, ils faisaient gaffe. Ils connaissaient les signes, et ils s’arrêtaient pile au bon moment. Ou alors, quand ils voulaient vraiment se payer sa tronche, ils le faisaient picoler plus, jusqu’à ce qu’il ne tienne plus debout ; là ils pouvaient se lâcher. Ce n’était pas bien grave pour lui : au matin, il faisait le gars qui ne se rappelle pas. Mais elle sait bien qu’il simulait. Tout ce qu’il entendait ces soirs-là, tout ce qu’il prenait en pleine gueule, il le gardait au chaud bien au fond, et c’est sur elle qu’il se vengeait.
Parce que bien sûr, aux yeux de Riton, tout était de sa faute à elle. Ses enfoirés de copains de comptoir, c’étaient des bons gars, des vrais hommes, des modèles ! Qui le prévenaient du danger qu’elle lui faisait courir, pour son bien ! Les fumiers. Mais au bout du compte, est-ce qu’ils n’avaient pas un peu raison, après tout ?… Puisque c’est elle qui va le tuer, tout de même. Alors qu’eux auraient fait la même chose, au bout du compte, mais autrement. À coups de Pernod, ça va moins vite. C’est moins tranchant qu’un scalpel. Et c’est sûrement elle qui serait morte la première.
Mais ça n’arrivera pas. Elle y est presque. Passé le fort du mont Valérien, elle rejoint la promenade arborée qui longe le cimetière américain. Elle fonce à présent, tête baissée. Elle se fout de savoir à quoi elle ressemble, même à ses propres yeux. Elle aurait l’air d’une fugitive, la combattante de tout à l’heure ? Ma foi, tant pis. C’est sans doute plus conforme à la vérité. À ce qu’a été sa vie. Demain, quand elle se réveillera en sachant qu’il n’est plus là, on verra bien si ses yeux brillent, si elle sait encore sourire, si un avenir existe ! On verra bien. Elle n’a rien à perdre. Ce n’est pas comme s’ils pouvaient divorcer, et refaire leur vie chacun de son côté, hélas. Pas plus que trouver un terrain d’entente, comme tant de couples qui ne s’aiment pas, mais qui se supportent à peu près. C’est dur à admettre, mais elle les envie.
C’est vers la douzième année que le malaise, à force de monter en puissance, les a emplis et submergés. Tous les deux. D’irritante, elle lui est devenue odieuse ; d’embarrassant, il est devenu oppressant ; puis écœurant, abominable. Insupportables l’un à l’autre, ils se sont vus, impuissants, réduits à se haïr sans même pouvoir se rejeter ; elle ne pouvait que le trahir, lui ne pouvait que lui faire mal. C’était beaucoup, et trop peu à la fois.
Se foutre en l’air aurait été le seul moyen de vraiment s’en sortir : ils ont essayé l’un et l’autre, une fois chacun. Lui d’abord, la dix-huitième année : en vélo sur une quatre voies, en pleine nuit et sans feux, il a lâché son guidon et il est parti en travers. Il y a eu des sales cris de freins, des klaxons. Il a échoué dans le fossé, sans une égratignure. C’était un coup à tuer un paquet de monde avec lui ! Bien son genre. Il s’est relevé convaincu que la mort ne voulait pas de lui, il a cru voir la main de Dieu dans un coup de volant hasardeux, et voilà qu’il est devenu bigot, en plus ! Comme si elle avait besoin de ça. Bigot discret, parce que ça ne fait pas viril, mais bigot quand même. Pas un bigot public à cierges et à processions, non ; un des autres, les pires, les planqués, ceux à cilice et mortifications diverses. Un bon alibi pour lui faire s’écorcher les genoux dans la caillasse, tiens ! Un trip sado-maso comme un autre ! C’est ce qu’elle a toujours pensé, et elle ne le lui a pas envoyé dire. Encore un truc qui l’a mis hors de lui, à l’époque.
Beaucoup plus tard, vers la trentaine, elle a pris des médicaments, un soir qu’il était saoul et ne la surveillait pas. Mais elle n’a pas pu les garder.
Une seule fois. Et pourtant, qu’est-ce qu’elle en aura eu envie… Mourir, ç’a été son fantasme à elle, si on veut. Pas le seul, bien sûr, mais le premier sur lequel elle ait osé s’attarder.
Tant qu’ils sont restés seuls, elle a tenu le coup ; elle a patiemment enduré les vices secrets de Paul-Henri, ses désirs sales. Mais au bout de quelques années, les images et les films ne lui ont plus suffi, c’était prévisible. Il est parti trouver des putes, et bien sûr elle a dû le suivre. À chaque fois. Rien que le souvenir de ces hôtels pouilleux, de ces banquettes arrières et autres halls déserts lui retourne l’estomac. Il ramassait n’importe quoi, le Riton, quand il était en chasse. Il n’avait pas trop les moyens de faire le difficile, faut dire : complètement fait et dans la dèche, il n’allait pas se lever des call-girls de palace. Et puis de toute façon, pour ce qu’il en faisait… À chaque fois le même cinéma. Cent fois elle l’a supplié de rester à la maison, de ne pas aller s’humilier chez une épave de plus. Peine perdue. Il fallait qu’il y aille, qu’il la traîne là-bas, pour qu’elle soit à nouveau témoin de son échec et de sa rage. Et qu’il puisse ensuite les lui reprocher, bien entendu.
De ses désirs à elle, il n’a jamais rien voulu entendre. Quand ses yeux faisaient mine de suivre un passant de belle allure, il la forçait à les baisser, presque à les fermer, terrifié à l’idée que quelqu’un la remarque. Et puis il y a eu ce jour, à la terrasse d’un café du centre qu’ils ne fréquentaient pas d’habitude, où un homme l’a remarquée, malgré tout. Peut-être bien parce qu’elle avait les yeux trop baissés, d’ailleurs ! Si ça se trouve. En tout cas elle ne l’avait pas cherché, comme il l’a prétendu ensuite. Ça non. Qu’est-ce qu’elle aurait pu chercher, avec lui sur le dos, les nerfs à vif ? À part des emmerdes ?… Comme elle en a trouvé ce jour-là. Quelle horreur. Le pauvre garçon. Il s’était approché gentiment, timide, poli comme tout… Il avait engagé la conversation, et Paul-Henri avait fait mine de ne pas comprendre, au début. Sans doute parce qu’il était trop choqué de voir un homme s’approcher d’elle. Ou parce qu’il ne comprenait vraiment pas, tellement ça lui semblait tordu qu’on puisse désirer Célestine. Ou peut-être qu’il ne disait rien parce qu’il réfléchissait déjà à ce qu’il allait faire pour qu’elle regrette de l’avoir laissé s’approcher, s’attabler.
Célestine aussi était comme paralysée. Elle aurait voulu lui crier va-t’-en, fais attention, il va te massacrer ! Mais tout ce qu’elle parvenait à faire, c’est à éviter son regard, et à rougir comme une mijaurée. Quand le type s’est fait plus pressant, elle a voulu s’enfuir pour lui sauver la vie, elle s’est levée d’un bond et elle est partie, sans regarder en arrière. Mais il l’a suivie, l’imbécile. Paul-Henri l’a chopé dans le sentier qui traverse le parc, il l’a pris par le bras pour le traîner dans les buissons. Le type n’était pas sûr de comprendre ce qui se tramait. Il l’a laissé dans un état ! Tout flasque, et plein de couleurs qui n’existent même pas. Peut-être qu’il était mort, Célestine ne l’a jamais su. Mais sans doute pas. Ils en auraient parlé dans le journal. Pauvre type, tout de même.
C’est la dernière fois qu’un homme a voulu d’elle. La première aussi, pour ce qu’elle en sait. Pas bien joli, comme histoire de cœur ; pas très fleur bleue. Mais suffisant pour lui laisser imaginer qu’après tout… qu’elle aussi… Encore maintenant, près de trois ans plus tard, alors qu’elle emprunte le dernier virage de la rue du Calvaire, en nage, alors qu’il devient clair qu’elle va le faire, que Paul-Henri, complètement dépassé, recroquevillé dans un coin de sa tête, shooté aux hormones, ne peut plus rien empêcher, Célestine se rend compte qu’elle ne peut pas mettre de mots sur ce qu’elle espère, sur les rêves qu’elle poursuit – ou qui la poursuivent. Pas plus qu’elle ne sait démêler au juste ce qui l’a emporté ce jour-là, et si c’est de ce minuscule espoir, ou de l’horrible image du pauvre type tout aplati dans l’herbe, qu’elle a tiré la force de neutraliser Paul-Henri une fois pour toutes ; de profiter de sa stupeur face à ce corps tout mou, et de sa trouille d’aller en tôle, pour se renseigner et prendre les rendez-vous qu’il fallait ; puis de l’enfermer dans sa chambre sans une goutte d’alcool, le temps de commander sur le net des traitements chinois, pour le calmer en attendant.
Il a bien fallu qu’elle parle, pourtant, devant les psychiatres ; mais elle ne saurait même plus se souvenir de ce qu’elle a raconté. Elle a débité posément un espèce de laïus tout fait, trouvé sur un forum. C’était une fille qui témoignait, elle avait raconté ça aux toubibs, et ils lui avaient donné le feu vert. Célestine a tout repiqué mot pour mot. Pas une minute elle n’a envisagé de dire la vérité, de parler d’elle et de Paul-Henri, de leur vie… D’abord, elle ne sait pas si elle en aurait été capable. Après toutes ces années passées à se planquer, le mensonge lui paraît plus naturel. Et puis il y avait les souffrances, les siennes et celles des autres. Toute cette violence, si elle en avait causé, ça aurait salement compliqué les choses.
Dans le hall de l’hôpital elle s’entend dire bonjour à la standardiste, et sa voix la fait sourire ; cette voix douce et flûtée que Paul-Henri détestait tant, qu’il cherchait à forcer en pure perte, à rendre rauque à coups de gnôle et de tabac brun. Elle est nettement plus jolie, maintenant qu’elle la laisse se percher où elle veut, presque une octave plus haut. Peut-être qu’elle montera encore après l’opération. Ils n’en ont pas parlé.
Elle choisit l’escalier pour se rendre au deuxième étage, où l’attendent le chirurgien et l’anesthésiste. Un courant d’air la fait frissonner, et elle sent se dresser ses petits seins naissants. Loin, si loin au fond d’elle à présent, Paul-Henri hurle. C’est bien son tour. Qu’il crève.
Encore un peu de courage, et le cauchemar sera fini. Dans les premiers jours du printemps, si tout va bien, feu Paul-Henri passera devant l’état civil, pour en ressortir Célestine Morduret. Elle s’avancera sur le perron de l’hôtel de ville, pimpante comme il se doit, et le sourire aux lèvres, elle en est sûre.
Elle se demande si elle osera la robe blanche.

Peut-être un tailleur beige.

5 commentaires:

  1. Bien amené ! Je ne l'ai pas vu venir et le coup de scalpel est pour le coup... savoureux. C'est aussi bien écrit (on raconte une vie mais c'est rythmé et il y a un style). Voilà ce que j'appelle une nouvelle réussie.

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  2. Excellent ! Je n'ai commencé à envisager le scalpel qu'à la douzième année... Mon côté pervers sans doute... j'aurais aimé avoir la même idée... Je me suis régalé...

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  3. Dans mon top 3, je pense.

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  4. beau coup de plume, merci

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