vendredi 6 mars 2015

Nouvelle 24 - Bonjour-je-m-appelle-Theodore-et-je-vous-aime - Sébastien Raizer

En odt, par ici



« La culpabilité ? C’est un mécanisme qui sert à contrôler les gens. C’est une illusion. C’est un outil de pression sociale – c’est très malsain. Elle affecte notre organisme de façon très néfaste. Et il existe de bien meilleures façons de gérer notre comportement, plutôt que cette extraordinaire utilisation de la culpabilité. »

— Ted Bundy, serial-killer (1946-1989)
*****
Le bus était déjà bien rempli à Avalon et après Crenshaw, il était bondé.

Les corps s’entassaient un peu plus à chaque arrêt, et la petite hippie qu’il avait remarquée s’était maintenant rapprochée de lui. Teddy détestait ce genre de salope.

Le soleil plongeait ses rayons au travers des vitres du bus, les peaux luisaient, les mains glissaient sur les barres en inox. Et les corps sentaient fort.

La mise de Teddy était toujours aussi soignée, bien qu’un nouveau pantalon et quelques chemises eussent été bienvenues. Et une douzaine de paires de chaussettes aussi, se dit-il, tout en sachant que la période n’était pas faste. Non, en ce moment, le monde n’était pas cool ni fun avec lui, pour reprendre les mots de ces insupportables hippies. Non, le monde n’était pas paix et amour, n’en déplaise à ces acid-heads débiles qui se prenaient pour des enfants-fleurs. Putain de hippies.

Lorsque Ted sentit la laque dont il s’était pulvérisé les cheveux couler dans son cou avec une grosse goutte de sueur, il chercha une vitre pour vérifier son allure. Visage harmonieux, mâchoires carrées, regard et sourire engageants. D’accord, pour le moment, il n’avait pas d’autre choix que de prendre le bus, mais globalement, il donnait l’image de quelqu’un qui a réussi.

Le bus freina un peu sèchement à un carrefour avant de s’immobiliser complètement. La masse des corps, poussée vers l’avant comme une grosse vague de chair en sueur, se stabilisa avec des gestes hésitants et de piteuses mines d’excuse. La jeune hippie s’était encore rapprochée de lui. Dieu qu’il faisait chaud ! Dans un wagon à bestiaux, se dit Teddy. Une idée le fit sourire. Dans un wagon à bestiaux ET dans un four, les deux à la fois. Quel gain de temps ! Mais c’était stupide, au fond. Personne ne transporterait de la chair rôtie à travers Los Angeles. À moins qu’on nous emmène dans les montagnes pour nous enterrer, se dit-il. Ou au restaurant.

Il pensa au sourire de Lisa. D’accord, Lisa était une erreur. Nancy ne devait jamais l’apprendre, sans quoi elle annulerait leur mariage, qui était imminent. Mais il était encore étudiant, après tout, et n’était-ce justement pas comme cela que se comportaient les étudiants ? Ils accumulaient les expériences afin de pouvoir fixer leurs choix ultérieurs en toute connaissance de cause. C’était une période de transition sur laquelle la morale n’avait que peu de prise. Il fallait qu’il se marie avec Nancy, absolument. Ça, c’était une certitude. Il fallait qu’il termine ses études et qu’il trouve un nouveau job. Plus respectable et plus en accord avec ses capacités. Cela formait un tout cohérent, approuva-t-il en hochant la tête.

Mais le joli sourire de Lisa… Il avait connu des semaines de paix et de bonheur avec elle, et son sourire était définitivement gravé dans sa mémoire. Oui, le joli sourire de Lisa était l’une des merveilles de ce monde. Lorsque le bus redémarra enfin, Teddy profita des secousses pour reluquer la jeune hippie. Vingt ans à peine, dodue, la peau grasse exsudant d’indéniables relents libidineux. Ses longs cheveux avaient la couleur blond gris et la texture sèche et cassante de la paille trop longtemps abandonnée au soleil. Elle portait un tee-shirt orange sans manches qui découvrait ses bras épais et contenait sa grosse poitrine, ainsi qu’un sarouel très large orné de fleurs psychédéliques et des sandales usées. Il imagina le tissu de sa culotte imprégné de sueur et les deux paires de lèvres moites de son sexe, pleines et gonflées. Il imagina son vagin mou et odorant, encore mouillé d’un rapport sexuel récent, baignant dans sa culotte où, à n’en pas douter, la sueur et la cyprine se mêlaient à quelques gouttes d’urine. Lorsqu’il s’aperçut que la jeune hippie lui souriait, il détourna vivement le regard.

Mariposa. Plus que trois arrêts. Teddy se jura de nettoyer et de faire réparer au plus vite sa bonne vieille Coccinelle. Ces trajets en bus étaient insupportables.

Où est-ce que ces gens se rendaient, à quoi s’occupaient-ils sans cesse, toute la sainte journée, que faisaient-ils, quel était leur but, quel… quel sens avait tout ce déploiement d’énergie et d’agitation ?

Lorsque le bus stoppa enfin à Division 22, il se fraya un chemin à travers les corps flasques, suants et haletants, et une fois sur le trottoir, il respira à pleins poumons l’air sec et brûlant de la rue. Teddy se mit à marcher en longeant le parc. Le hasard voulut que la jeune hippie soit descendue au même arrêt que lui. Son cul généreux se balançait sous le soleil. Teddy pressa le pas.

D’une fournaise l’autre.

Le local que la mairie mettait à disposition de l’association paroissiale était aussi étouffant que le bus qui l’avait amené de Lakewood. Mais il y avait nettement moins de monde.

— Salut, Teddy, dit Marian en lui souriant. Tu as de la chance, c’est plutôt calme pour un mercredi. Les notes sont sur le bureau. Il y a une jeune femme qui rappellera, je pense.

Marian se servit un gobelet d’eau à la fontaine et Teddy l’observa. Elle était vieille, vivait seule, portait toujours les mêmes vêtements fatigués et affichait toujours cet infroissable sourire qui l’exaspérait. Marian avait vu la lumière. Marian était sauvée. Marian avait Dieu. Et Dieu n’avait pas Ted. Il se sentit soudain abattu, mais présenta une mine enjouée lorsqu’elle lui dit au revoir en quittant le local de la paroisse.

Il se servit à son tour un gobelet d’eau fraiche et s’installa derrière le bureau. « Dieu écoute votre souffrance », disaient les affiches scotchées sur les murs fissurés. Et pour cinq dollars de l’heure, Teddy l’écoute aussi, votre souffrance, soupira-t-il.

Il vérifia que le téléphone était correctement raccroché, puis il but d’un trait son gobelet d’eau fraîche. Il joua un bref instant avec la condensation qui avait perlé sur la surface extérieure du plastique, et cela lui rappela la sueur sur la peau de la jeune hippie. Il ne fallait pas penser à elle.

Il ouvrit, fouilla et referma chacun des tiroirs du bureau. Marian et sa manie de l’ordre. Il fallait penser à Nancy et à leur mariage, voilà ce qu’il fallait faire en attendant que ce satané téléphone sonne, en attendant que douze minutes deviennent un dollar et une heure, un billet de cinq. C’était minable.

Ted en était réduit à se concentrer sur les affiches publicitaires de la paroisse pour s’empêcher de penser à Lisa, à Nancy, à la jeune hippie, à la vie qui était si compliquée pour lui, lorsque la sonnerie du téléphone le fit sursauter. « Dieu écoute votre souffrance », pesta-t-il. « À Dieu de jouer, alors. »

Il saisit le combiné en bakélite grise et lorsqu’il le colla contre sa joue, il remarqua que l’odeur du parfum de Marian embaumait l’émetteur. Il pensa aussitôt aux parties intimes de sa collègue et se demanda si tout cela était bien réel.

— Bonjour, je m’appelle Theodore et je vous aime.

— Quoi ? Allô ? dit une voix d’homme, déconcertée.

— C’est la formule, dit Teddy. Bonjour, je m’appelle Theodore et je vous aime. C’est la formule.

— C’est complètement crétin.

— C’est comme ça. Vous appelez le centre d’écoute paroissial de la nouvelle Eucharistie et le slogan est : Dieu écoute votre souffrance.

— Et vous devez m’aimer ?

— Quand les gens appellent, je dois dire, bonjour, je m’appelle…

— Je sais ce que vous devez dire.

— C’est une façon de déléguer les pouvoirs, j’imagine. Dieu vous aime et vous écoute, et quand je suis de permanence, c’est moi quoi vous aime et qui vous écoute. C’est l’idée, en gros…

— Dieu n’a rien à voir dans cette histoire. Sans quoi je ne vous appellerais pas.

— Pas faux. On en est tous là, mon pote.

Le type ne répondit rien et durant un moment, Teddy se demanda s’il n’avait pas coupé la communication. Il leva les yeux vers une affiche et relut le slogan.

— Vous êtes toujours là ? Vous vous appelez comment ?

— Bernie. Je suis là parce qu’il n’y a aucune place pour moi dans ce monde.

— Ouais. Bernie. Vous y allez un peu fort, non ?

— Prouvez-moi le contraire.

— OK. Par exemple… Je sais pas moi, faites un truc marrant. Prenez le bus.

— Prendre le bus ? Pour quoi faire ?

— Ouais, prendre le bus. Regarder les gens. C’est marrant.

— Vous vous foutez de moi.

— Pas du tout. Faites des trucs. Asseyez-vous sur un banc, dans un parc, observez les gens et imaginez leur vie.

— Ah ouais ? C’est ça que vous racontez aux gens désespérés ? Ça marche ?

— J’en sais rien. Dieu n’a jamais parlé de service après-vente, que je sache. Mais pour moi, oui, ça marche. Allez voir un match de votre équipe préférée, ayez une idée sur leur tactique de jeu et expliquez là à votre voisin. C’est ce que font les gens, non ? Ou bien allez en randonnée quelque part. Allez vous balader à Venice. Je vous assure, c’est ça que font les gens. Rien de plus. Ne regardez surtout pas la télé. Ça rend déprimé. Ne me demandez pas pourquoi, je ne suis pas un scientifique ni l’un de ces grands chercheurs, mais c’est évident que la télé engendre la dépression. On marine dans sa solitude, avec les malheurs du monde, les bébés qui brûlent dans les orphelinats, tout ça. C’est pas bon. C’est même très malsain, en fait.

— Ouais, vous avez sans doute raison. Mais bon… Ça n’a aucun sens, tout ça.

— Vous pensez quoi des hippies ?

— Des hippies?

— Ouais, ces types pouilleux qui jouent aux Jesus freaks et ces filles habillées comme des souillons qui se droguent et s’avilissent sexuellement ?

— Rien. Je pense rien de ces hippies à la con. Je m’en fous.

— Bern, j’ai comme l’idée que vous manquez de buts dans la vie. Et d’ambition.

— D’ambition ? Vous me conseillez de devenir le prochain président ?

— Non, peut-être pas, quand même. Mais de vous marier, d’avoir une maison, des enfants.

— Mec, j’ai déjà fait tout ça. Ça n’apporte que ruine du corps et de l’âme. Vous vous éreintez dans un travail stupide. Votre femme est toujours là pour vous rappeler à quel point vous lui avez menti en lui promettant une belle vie. Vos enfants vous renvoient l’image du raté que vous êtes. Croyez-moi, mon vieux. Il n’y a pas d’issue.

— Ah ouais ?

Ted pensa à toutes les promesses qu’il avait faites à Nancy. Et à tous les mensonges qu’il lui avait racontés, aussi. Alors qu’ils n’étaient même pas encore mariés.

— En fait, reprit Bernie, j’appelle parce que je suis en train de faire le constat lucide qu’il n’y a aucune place pour moi dans ce monde. Ni pour moi, ni pour les types comme moi. Alors, j’appelle le premier numéro d’écoute que je trouve, au cas où quelqu’un connaîtrait les mots qui sauvent. Pour vous dire la vérité, c’est plutôt pour avoir la confirmation que ces mots n’existent pas. Alors, faites-moi plaisir : décevez-moi. Et l’affaire sera entendue.

— Les types comme nous ? répéta Teddy. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Bernie eut un sifflement de mépris.

— Démerde-toi, mon pote.

Et il raccrocha.

Incrédule, Teddy regarda le combiné qui sentait le parfum de Marian. Tout cela était-il bien réel ? Il était répondant dans un centre d’écoute, et c’était maintenant lui qui avait besoin d’aide.

D’une fournaise l’autre.

Il ne put chasser l’image du sexe charnu et poisseux de la jeune hippie qu’il avait rencontrée dans le bus, un peu plus tôt. Ses poils blond gris tout aplatis, collés contre la moiteur de son pubis. Il visualisa son regard brisé par la surprise en sentant les parois de son vagin soudainement et violemment distendues, bien au-delà de leur résistance plastique normale.

Était-ce la chaleur ? Teddy se leva, s’ébroua, alla vérifier le climatiseur. L’entretien en était aléatoire, faute de moyens, et au mieux, le vieil appareil ne faisait que brasser de l’air chaud. Ce qui donnait tout de même une illusion d’aération.

Le téléphone se mit à sonner une nouvelle fois et Teddy le regarda, interdit et méfiant. L’appareil était parfaitement immobile, mais le bruit qu’il produisait avait un caractère impératif et agressif. Il le laissa sonner dans le vide.

Le coup de fil de Bernie l’avait ébranlé. Qu’est-ce qu’il voulait dire par « des types comme nous » ? Il alla dans les toilettes pour se passer de l’eau sur le visage. Dans le miroir au-dessus de l’évier, il s’efforça d’afficher son sourire engageant, son regard pétillant et joyeux. « Du calme, Bun », raisonna-t-il. « Il a dit : des types comme moi. Il n’a pas dit : des types comme nous. »

Ouais, n’empêche, ressassa-t-il en retournant s’asseoir derrière le bureau. Les visages de Nancy et de Lisa dansaient devant ses yeux. Surtout celui de Nancy, avec son regard dur et son sourire qui n’arrivait pas complètement à masquer quelque chose de cruel et de vindicatif. « Ça suffit, Bun, il faut que tu penses à autre chose. Te laisse pas avoir par ces trucs. »

N’empêche, recommença-t-il. Il avait sincèrement essayé d’être gentil avec Bernie. Compréhensif, empathique. D’habitude, les gens parlaient et il suffisait de les écouter vaguement et ils se calmaient tout seuls. Pourquoi est-ce que Bernie lui avait balancé ces saletés au sujet de son mariage avec Nancy ? Et des types comme lui ?

Les sonneries du téléphone éclatèrent dans son crâne. Teddy sursauta et plaqua sa main droite sur son cœur. À la deuxième volée de carillons, il prit une grande inspiration et décrocha.

— Bonjour, je m’appelle Theodore et je vous aime.

— Allô ?

C’était une voix féminine, comprimée par l’anxiété.

— Allô ? répéta-t-elle.

— Bonjour, je m’appelle Theodore et je vous aime, dit Teddy.

— La dame que j’ai eue tout à l’heure n’est pas là ?

Ted regarda la feuille que Marian avait laissée à son attention. Il y lut un prénom et un nom, et fit le rapprochement avec ce que sa collègue lui avait dit au sujet d’une femme qui devait rappeler.

— Vous êtes Enora Gray ?

Ce nom lui disait vaguement quelque chose. Mais impossible de savoir quoi dans le feu de l’action. Il n’avait pas le temps de réfléchir.

— Oui. Mais on m’appelle Enya.

Teddy se passa la langue sur les lèvres. Il s’aperçut que la main qui serrait le combiné tremblait légèrement.

— Bonjour Enya. Je m’appelle Theodore, mais on m’appelle Ted.

— La dame que j’ai eue tout à l’heure n’est pas là ?

— Non, c’est moi qui suis de permanence maintenant, mais elle m’a tout expliqué à votre sujet, mentit Ted d’une voix mielleuse, avec un naturel qui le surprenait lui-même, à chaque fois.

— Ah… Et… Et qu’est-ce que vous en pensez ? Qu’est-ce que vous me conseillez ?, demanda la petite voix d’Enya.

Teddy ressentit l’ouverture d’un monde clair et vierge pour son instinct le plus brillant. Et le plus noir. Rien qu’en l’écoutant, il éprouva les ressources de terreur infinie que possédait cette femme. Il essaya de la visualiser. Moins de trente ans, seule, fluette, angoissée. Et désespérément optimiste. Cette femme, arc-boutée contre toutes les évidences de son quotidien, avait foi en la vie.

— Tout ce qu’il faut, Enya, c’est une maison. Un chez-soi, vous voyez. Un endroit où l’on sait que l’on pourra dormir tranquillement. Soigner ses forces. Respirer calmement. Ressentir la paix. Une fois que l’on possède un tel endroit, sécurisé et sécurisant, cet îlot de quiétude et de calme transfuse en vous son apaisement. Et alors vous pouvez faire face au reste du monde, quoi qu’il arrive. Une femme peut vous donner un tel endroit. Un asile. Une matrice à partir de laquelle…

— Une femme ?

— Je veux dire, continua Teddy dans en se lançant tranquillement dans l’une de ces acrobaties dont il avait le secret, c’est l’image de la femme. Le foyer. La paix. Le calme. La sécurité. L’amour inconditionnel. Maintenir la horde du monde hors de portée. C’est ce qu’il vous faut.

— C’est bien le problème.

Merde, se dit-il. Il était coincé. Elle le piégeait. Il fallait qu’elle en dise plus. Ou qu’il trouve une parade.

— C’est ce que j’ai cru comprendre, avança-t-il prudemment en réfléchissant à toute vitesse. Est-ce que… la situation a évolué ?

— Non. Non, pas vraiment, dit Enya d’une voix ondulée par l’angoisse.

Ted marqua un temps avant de la pousser plus avant :

— C’est-à-dire ?

— Je suis toujours chez ma sœur. J’ai essayé, je vous assure, j’ai essayé. J’ai vérifié que toute la maison était en ordre. Elle est en ordre. Toutes les portes et les fenêtres sont fermées. J’ai pris les clés de ma voiture dans une main, les clés de mon appartement dans l’autre. Je me suis approchée de la porte pour sortir. Et au dernier moment, juste avant de l’ouvrir, je me suis arrêtée pour regarder par la fenêtre. Il n’y avait personne dans la rue, ni sur les trottoirs. Et pourtant. J’ai regardé ma voiture, bleu ciel, garée juste là, devant. Et je suis incapable d’y aller, hoqueta-t-elle en contenant tant bien que mal un sanglot.

Teddy comprit deux choses. D’abord, Enora Gray était celle qu’il attendait. Elle était la bénédiction qui venait le sauver. Et ensuite, il avait déjà gagné la partie. Un large sourire arqua ses lèvres lorsqu’il dit d’une voix rassurante :

— Écoutez, Enya. C’est ce que je vous disais. C’est ce dont je vous parlais. Cet endroit calme et apaisant où retrouver vos forces, c’est chez vous. Il faut que vous rentriez chez vous pour vous recharger psychologiquement. C’est tout simple, Enya, pas de souci à avoir. Considérez que c’est réglé, que l’obstacle est déjà franchi. Dites-vous, au fond de vous-même, que vous êtes déjà sauvée.

— Mais… C’est gentil mais… Je suis incapable d’ouvrir cette porte pour aller jusqu’à ma voiture, et je ne conçois même pas de prendre le volant et d’allumer le moteur et…

La respiration d’Enya s’était emballée.

— Vous, vous n’en êtes peut-être pas capable dans la situation présente, qui de toute façon n’est que passagère. Mais moi, je peux le faire. Très facilement, même. Accepteriez-vous que je vous rende ce service, Enya ?

L’hésitation que perçut Ted contenait déjà la réponse, il le savait. Et elle était affirmative. Il suffisait d’attendre qu’elle la formule avec des mots.

— Je ne sais même pas comment vous vous appelez…

— Je vous l’ai dit, Enya. Je m’appelle Theodore et je vous aime. Mais en général, les gens m’appellent Ted. Je suis le collègue de Marian, que vous connaissez déjà, et qui m’a dit le plus grand bien de vous. Ted Bundy, pour vous servir, dit-il de sa voix enjôleuse.




D’une fournaise l’autre.

La rue était inondée de soleil et les murs réverbéraient la chaleur comme les parois d’un four. Mais Ted se sentait bien mieux. Très bien, même. Il marchait d’un pas léger et dynamique vers la station de taxis, deux blocs plus au nord. Dans moins d’une demi-heure, il serait chez la sœur d’Enya et il la libèrerait de ses angoisses. Tout comme elle le libèrerait des siennes. Un échange équitable, en somme. C’était bien ce que faisaient les gens, non ? remarqua-t-il. C’était bien comme ça que ça marchait, le réseau social. Un soulagement mutuel de l’insupportable poids de la vie.

Cela le fit penser aux paroles de Bernie. Et au sublime sourire de Lisa, qui l’avait tant de fois réconforté. Ce beau sourire de glace qu’il fallait décongeler sous l’eau chaude de la douche pour éviter que ses lèvres ne blessent son pénis. Ted avait l’impression de céder à une irrésistible ivresse.

En remontant l’avenue vers la station de taxis, il sentit qu’il entrait dans une nouvelle phase. Une phase positive, une phase de renouveau. Comme lorsqu’il avait travaillé pour la campagne de ce sénateur républicain. C’était à nouveau une réalité ordonnée, dynamique et vivante qui se profilait devant lui. Le monde était bien fait, mine de rien. Le rêve américain. Le bonheur pour tous ceux qui y sont aptes. Il suffisait d’observer le monde, de s’insérer dans son rythme en respectant ses règles. Mais en jouant son propre jeu. C’était ça, la libre entreprise. Jouer le jeu qu’on a dans les tripes, avec culot et sincérité. OK, il y a des perdants. Mais ça a toujours été la loi de la vie, non ? Il allait libérer Enya de ses angoisses, et Enya allait le libérer des siennes. C’était aussi simple que cela. Au passage, elle verserait certes des arrhes sur la mort. Comme les femmes lorsqu’elles accouchent, ni plus, ni moins. Enya allait accoucher de Ted Bundy, c’était la seule différence. C’était à ça que servaient les femmes, après tout.

Ted était léger. Heureux.

Bernie avait raison, en fin de compte. Il fallait se méfier des femmes. Ce n’était pas une question aussi importante que ça, finalement. Soit Nancy se ralliait à sa vision des choses, soit il en trouverait une autre, plus apte à l’aimer et à le valoriser. Sacré Bernie. Il avait tout compris, en fait, se dit Ted en grimpant dans le taxi. Enya devait lui rembourser ce que Nancy lui avait fait payer. Solidarité féminine. Harmonie surnaturelle. Point barre


2 commentaires:

  1. La moiteur est bien rendue, l'idée est bonne même si pas révolutionnaire, le début est bon et puis ça devient laborieux. Peut être un manque de temps ?

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  2. Impressionnant de maitrise d'écriture, quelques élagages à faire, la psychologie est fouillée ( c'est le moins que l'on puisse dire) et l'atmosphère (pesante, étouffante) bien rendue. Je note aussi un bon rythme sur les dialogues avec de la dramaturgie dans leur utilisation ( attente, rebondissements, dénouement). Juste la petite critique, ce n'est pas une nouvelle, c'est le début d'une histoire, ou le passage d'une histoire, mais quand même, diablement prenant.

    Un des auteurs de la Team ( pas celui qui a écrit of course :- )

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