Plus loin, j’aurais pas pu.
J’arrive à peine à respirer ; sûr qu’ils s’en rendent
compte, ces petits salopards, qui matent en douce mes efforts pour
pas cracher, pour pas baver un poumon sur leurs chaussures. La route
s’étend en face de nous, un peu en biais. En dessous de l’à-pic
morcelé, c’est l’océan. On a marché plusieurs heures et je ne
regrette pas, même si j’ai mal à la tête et la gorge en feu.
J’essaie de cacher à quel point ça m’a affaibli. Il y a des
années que je ne suis pas venu ici, et c’est peut-être bien la
dernière. Pourtant, je connais chaque repli de la côte par cœur,
avec le cœur – en vieillissant, je suis presque devenu
sentimental. Presque. C’est venu tard. Heureusement, sinon ils
m’auraient dépiauté comme un lapin. La grande sotte, près de
moi, tient mon bras et me sourit comme un crotale :
— Tout va bien ? C’est
pas trop dur ?
Petite cruche, va. Blondeur de fausse
tigresse, tension dans les épaules, une volonté d’ancienne
perdante. Tu crois que tu t’es faite toute seule, et que personne
devine d’où t’es sortie ? Tu dors dans des draps de soie,
maintenant, des draps sombres pour aller avec ton standing et ton âme
– prune, gris, noir, violet –, mais tu ne peux rien faire contre
ces joues rondes et rouges de paysanne. Tu peux bien essayer d’être
quelqu’un d’autre, tu pues toujours la pomme de terre.
— Il a l’air fatigué, on
devrait faire une pause.
Ils se retournent tous, s’intéressent
à ma santé.
— Il n’a pas froid ?
Personne n’a pris une veste ?
— Regarde comme il est pâle,
enfin ! C’est mauvais pour lui.
Ils me regardent. Parlent de moi mais
pas à moi. Ils attendent. Ils ont peur malgré le début de
condescendance, suent de trouille malgré mon âge et leur nombre. Se
demandent ce qu’il va se passer, ce que l’ancêtre leur a
préparé. Je les trouverais moins pathétiques s’ils assumaient
l’envie de meurtre qui traîne aux plis de leurs bouches.
Quatre. Quatre désidératas de genre
humain. Dont je suis en partie responsable – pas de quoi être
fier.
La grue serre mon bras. Un mélange de
séduction, de soumission et de menace. Son œil vert palpite en
louchant sur mes veines apparentes, gonflées par l’effort et la
vieillesse. Je me demande si elle couche toujours avec ce grand
crétin, celui qui disait faire une école de commerce. Je fais
semblant d’oublier les choses pour qu’ils ne m’emmerdent pas
trop, mais je connais leur vie à tous, un par un, et dans le détail.
— On aurait dû prendre la
voiture, je vous l’avais dit !
Le gros : phoque poussif qui lance
des regards désespérés aux trois autres, comme s’il ne pouvait
pas vivre debout sans eux. À quarante ans passés, je ne l’ai
jamais vu avec une femme : trop craintif, il n’ose pas les
approcher. Même plus jeune, quand la dinde blonde se laissait encore
peloter, il a jamais été foutu de l’emballer dans un coin. Je le
sais ; j’ai toujours été là, un œil sur eux, partout. Un
jour il a essayé, le pauvre : elle l’a laissé faire, et ça
lui a fait tellement peur qu’il s’est mis à trembler.
— Mais non, ça lui fait du bien
de prendre un peu l’air. Ça nous fait du bien à tous.
On aurait pu croire que les deux autres
évolueraient mieux, c’était difficile de faire pire que ce veau.
J’ai veillé à ce qu’ils ne manquent de rien, pourtant :
argent – pas trop au début, faut apprendre –, des formations, je
leur ai présenté du monde. C’est vrai que le grand s’en est
bien tiré au départ – oui, celui qui trouve que ça me fait du
bien, de traîner ma peau flasque au grand vent, et qui regarde
l’horizon pour pas croiser mon regard. Lui, je lui ai toujours mis
les foies. Je me doutais bien, dès le début, qu’il fallait s’en
méfier, même s’il était plus méchant et plus doué que les
autres – surtout, peut-être. Un jour, il y a pas mal d’années
maintenant, je l’ai trouvé installé dans mon fauteuil, sirotant
mon Chivas vingt ans d’âge. Il revenait d’une virée, je ne sais
plus où, ça l’avait retenu une bonne partie de la nuit. J’ai
fait mon entrée au petit salon et, sans un mot, je lui ai mis une
raclée dont il se souvient encore. Il croyait que je dormais, mais
j’avais déjà plus de sommeil à l’époque ; une branlée
avec la canne, il a eu ce qu’il méritait – il faut savoir être
un peu ferme. Jolie gueule, c’est sûr. N’empêche qu’après sa
branlée, il s’est tenu à carreau, et lorsqu’il me regarde,
longtemps après, je peux lire dans ses yeux la haine et la peur.
Quand nos regards se croisent, il a les reins brisés et plus
d’orgueil. Lui, en revanche, il avait les faveurs de la blonde. Il
l’a même offerte à un camarade pour de l’argent, mais elle a
pas voulu. Ça restait en famille, tout de même. Il a dû rendre le
fric et il était pas content.
— C’est quand même beau,
hein, par ici ?
Le dernier : le cheveu long,
filasse, comme s’il était toujours étudiant. Regard inspiré, je
me demande bien par quoi, et surtout pour quoi. Je ne réponds pas.
Ils n’attendent pas de réponse à leurs questions. Celui-là,
peut-être encore moins que les autres : il s’écoute trop
lui-même pour faire quoi que ce soit d’autre. J’ai pensé un
moment qu’on en tirerait quelque chose – des idées nouvelles, de
l’audace. Mais il a collé ses pas dans les traces du beau gosse.
Le suit dans chaque démarche, se mange la gueule dans les mêmes
impasses. Et parle plus fort que les autres pour se donner
l’impression de décider.
— D’ici, on voit la maison, et
le terrain aussi. La vue est magnifique !
Nous y voilà. Ils lorgnent au-dessus
de l’abîme, l’envie de pousser ma carcasse pour accélérer ma
chute fait briller leurs yeux comme des enfants. J’en pleurerais de
joie mauvaise. La maison : bâtisse immense construite il y a
deux cents ans par mon arrière grand-père, douze pièces rénovées
il y a quinze ans par mes soins. Et le terrain bien sûr, vingt-trois
hectares en bord de mer – une fortune. Tous les promoteurs
immobiliers me courent après depuis vingt ans. Ils ont défiguré
tout autour, avec des petites verrues de maisons de vacances pour
riches fatigués du sud et en mal de sensations authentiques. Eux,
les quatre vautours qui s’inquiètent pour ma santé, ils n’ont
jamais rien compris au pays. La mer, le silence, la sauvagerie,
l’odeur d’éternité : ça les emmerde, ça leur fait peur.
Mais ce qu’ils peuvent en tirer, c’est autre chose. Ils me
regardent tous les quatre, dressés dans leur médiocrité, leur
fausse assurance de citadins. Mal à l’aise mais déjà
propriétaires, déjà débarrassés du vieux. Ils savent que je vais
mourir bientôt. Ils savent que mon cancer est irréversible et
avancé. Ils ont vu mon médecin qui le leur a dit, pour mon bien –
parce qu’ils m’aiment tant, mes petits-enfants.
— J’ai tout vendu.
Ils pensent avoir mal entendu : le
vent, le cri des mouettes. Le veau a la bouche légèrement ouverte.
Belle-gueule a déjà compris. Les yeux plissés, son regard glisse
sur mon cou. Pour ce que ça changerait… Le chevelu et la blonde me
sourient, leurs visages déformés par la crispation.
— Tu as dit quoi, papy ?
demande la blonde, encore incrédule. Un léger tremblement, une
fissure de gorge. J’ai souri, et là ça a fait son chemin, parce
que c’est pas souvent. Je regarde la maison, un peu dans le
brouillard. Elle est belle, posée contre la roche, agrippée par les
embruns, tout contre l’océan. J’ai jamais vécu ailleurs,
j’aurais pas pu. Je ne sais pas ce que deviendra le terrain, mais
je sais que je mourrai assez vite pour ne jamais le savoir. Ils sont
tous figés, ils attendent encore.
— J’ai fait un don à la
paroisse. J’ai tout donné à Monsieur le Curé. Il dira des messes
pour moi et pour votre pauvre grand-mère. Et il fera refaire la
chapelle, avec les vitraux. Le reste, il en fera ce qu’il veut. Il
le donnera aux pauvres, peut-être.
Ils savent que je me fous des pauvres
au moins autant qu’eux. Et que je n’ai jamais cru en Dieu.
Maintenant, s’ils en doutaient encore, ils savent aussi que je ne
les aime pas beaucoup. On n’a jamais fait de finasseries dans la
famille, juste de la dentelle avec du lin et des bordures ajourées,
la dot pour les filles, le trousseau de bonne famille, initiales et
tout. Les trois frères grognent, sans voix. Leur cousine roule des
yeux, poings serrés. Une famille, une vraie : leur haine est
palpable, elle fige ma vieillesse, mon inutilité. Je lève la tête,
suis des yeux le vol des grands oiseaux blancs. Et j’ajoute, avant
de me taire :
— C’est beau, le croisement
des pattes d’une mouette, en vol.
J'ai adoré... J'ai vu la tête du papy, et son sourire sardonique... Je l'ai aimé du début à la fin ce personnage... Du coup, je regarde les mouettes, pour voir si elles croisent les pattes...
RépondreSupprimerSuper écriture, super idée, même si on a déjà eu ça plein de fois... régalade...
"Une famille, une vraie : leur haine est palpable...", j'aurais aimé avoir cette idée...
Jolie réunion de famille Les portraits sont bien croqués, le style est alerte, c'est très plaisant à lire. Mais la fin est un peu rapide et de part mon métier, je sais, et je pense qu'au moins un des enfants se serait renseigné, qu'elle n'est pas possible du fait de la quotité disponible.
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