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Je m’appelle Abdul Jamil.
Je m’appelais Abdul Jamil. Je suis né
à six kilomètres de la frontière pakistanaise, sur un plateau sans
arbres. Mon village survivait autour d’un puits capricieux, à
l’eau noire, vomitive d’une terre ingrate. Quel fou, quel
illuminé avait donc décidé qu’ici vivraient un jour des hommes
de foi, de rien, d’horizons pourpres ? Au revers du
basculement d’une colline de poussière, on change de pays, mais
pas de peuple. Nous sommes tous des Pachtounes. Entre Waziris,
Kharotis et Sulaimankhels, nous nous faisions la guerre tribale, nous
nous faisons toujours la guerre. Mais pour une femme, un mur, un
chien, une chèvre. La guerre, celle qui est venue, s’est emparée
de nos rêves, et a pris le reste. Mes oncles sont partis les
premiers, et ont franchi le poste-frontière d’Angoor Adda. Ils
donnent encore des nouvelles. Ils ont traversé le Waziristan. Ils
sont descendus à la grande ville. Ils font les fiers à Karachi, se
sont mariés avec des jeunes femmes aux jambes plus longues que les
filles Ghilji de chez moi. Mon vieux père est resté. Ma mère,
Aliah, n’a pas survécu à un virus violent, dénommé la grippe,
portée par les envahisseurs, les occupants, comment donc les
nommer ? Ces bâtards roux, blonds, ou bien noirs, gras, oui,
adipeux, qui portent des gants lorsqu’ils nous serrent la main. Les
deux concubines de mon vieux père m’ont toujours détesté. Je
suis devenu leur chose. Qui porte, creuse, court, nettoie, cherche
jusqu’à l’aurore les animaux égarés, et donne son dos à des
flagellations brèves, mais épineuses. J’ai attendu avant de fuir.
J’ai résisté. Même la nuit, lorsque parfois sifflaient des
flèches de métal et de feu qui s’abattaient sur les hauteurs où
flottaient les drapeaux de notre Calife. Et un jour, ils sont
arrivés. Cent, deux cents véhicules ? Autant de bulldozers aux
roues hautes comme cinq hommes. Et Shkin, mon village, mon puits, mes
pleurs, est devenu la base des opérations spéciales de nos
envahisseurs. D’abord, ce sont des grands types de provinces
appelées chez eux Utah et Oregon qui sont venus les premiers. Pour
tout raser, aplanir. Notre maison a disparu la première. On nous a
repoussés à trois kilomètres de là, où l’eau noire ne point
plus, sous de grandes tentes blanches sous lesquelles tu suffoques à
partir d’avril, et qui ne retient rien des grands vents du nord,
dans l’hiver des longues plaintes. On nous a utilisés sur le
chantier pour un salaire de mendiant. Pourtant, ces dollars, je les
ai soustraits aux concubines de mon père, et les ai dissimulés dans
le muret aux scorpions où personne d’autre que moi ne glisserait
ses doigts. Lorsque leur fort a été érigé, ils l’ont appelé
Alamo. C’est en souvenir d’un combat célèbre, dans l’histoire
de leur pays hérétique. Comme si l’on pouvait compter des braves
chez ces infidèles. Et les Diables ont surgi. De lourds hélicoptères
sombres les ont déposés. Les soldats-ouvriers ont été remplacés
par de vrais guerriers. Trois mille tueurs surarmés bouffaient,
pissaient et chiaient sur ma terre d’enfant.
Alors, j’ai mis les doigts dans le
muret aux scorpions, et je m’en suis allé. J’ai voyagé dans les
zones tribales, j’ai embrassé mes oncles à Karachi, une femme de
trois fois mon âge m’a donné à goûter ce que je convoitais
depuis des années, dans le red light district, Napier Road.
J’ai embarqué sur un navire de haute mer. Je n’avais jamais vu
l’océan. J’ai dégueulé des jours, des nuits. On m’a montré
une lueur dans une tempête, la pointe sud de l’Afrique, puis j’ai
prié sur le pont d’un cargo saisi par une douceur étouffante,
j’ai cessé d’être malade, j’ai travaillé à bord pour me
nourrir, et nous sommes entrés, au-delà d’un vrai détroit, sur
une mer moins grise. Quelques nuits, encore, et l’on nous a
débarqués à l’heure où courent les rats sur les quais, dans un
port italien. Trieste. Il fait froid tout à coup. Pas le froid sec,
coupant de chez moi. Autre chose. Nous avons franchi des cols à
l’arrière de chargement de café moulu dans le ventre d’un
camion géant. Des kilomètres, et des kilomètres, sans quitter
notre refuge roulant. Un jour, une nuit. Puis on nous a débarqués
honteusement, sur un terrain vague. Nous étions six, nous étions
clandestins. Pris en charge par d’autres passeurs.
J’ai tenté neuf fois.
La dixième fois, je suis resté
prisonnier d’un triple réseau de barbelés à l’entrée du
tunnel de Calais. J’ai hurlé dans la nuit la plus sombre. Les
hommes de l’Utah, ceux qui disaient pouvoir compter plusieurs
femmes comme nous, avaient déroulé ce même type de défenses
autour de Fort Alamo.
— Nom ? Name, please ?
— Abdul Jamil.
— Nationalité ?
— Afghan.
Aujourd’hui, je me nomme Abdul Bari.
J’avais été placé en camp de rétention. Une association de
défense des migrants m’en avait sorti. J’avais gagné la
capitale, Paris. J’ai vécu de misère. J’ai rencontré un émir
algérien, Nabil, à la sortie de la mosquée Omar Ibn Al Khattabi.
Il est doux, prévenant. Il m’a avoué qu’il était heureux, de
rencontrer un jeune aussi érudit, aussi croyant. L’émir est
devenu mon frère. Mon deuxième moi. Dieu me ramène, chaque prière
vers la terre de mes pères, cette poussière dans le ciel épuré du
coeur du monde. Abdul Jamil, j’étais serviteur de la beauté.
Ce matin, il est 07h54. Le métro est
bondé. Il pue l’incroyance. Ligne 1. Arrêt Hôtel de Ville. J’ai
changé au Châtelet. Ce que je porte autour de mes reins a failli me
retenir dans le tourniquet du RER.
Aujourd’hui, je me nomme Abdul Bari.
Je suis serviteur du Créateur, de Lui. J’ai 24 ans. J’ai
survécu. Je suis cerné d’apostats. Je suis debout, les fesses
calées contre un siège, l’haleine de fumeur d’un cadre en
costume contre ma joue. Je suis alourdi, encombré. Dans la poche
poitrinaire de ma parka, mon téléphone portable est ouvert. Un fil
de cuivre le relie à ce qui est fixé au ruban adhésif à même ma
peau mate.
Je suis devenu serviteur du Créateur.
Je suis au coeur d’une rame de métro où se compactent près de
quatre cents voyageurs. Sur mon coeur battant, un portable. Qui
recevra un appel dans six minutes, et 40 secondes.
Une impulsion suffira.
La beauté de ce monde n’est
qu’illusion. Un matin, enfant, je me souviens, j’avais trouvé la
rivière aux biches qui ne chantait qu’au trébuchement de l’été,
lorsque s’accumulaient des dépressions brutales provenues d’un
océan qui nous était inconnu. Les pluies avaient tout raviné, et
j’avais marché des heures dans une boue soudaine, collante, pour
découvrir une cascade carmin bousculant de fragiles berges. La
rivière aux biches n’était qu’un souvenir de conquérants
passés. Plus d’arbres. Plus d’herbe, jamais de fleurs. Et pas la
croupe d’une gazelle pour rappeler un éden d’Orient.
La beauté de ce monde n’existe plus.
Il reste Lui.
Arrêt à la station Palais Royal. Dans
cinq minutes, et quinze secondes, l’émir, réfugié sur l’autre
rive de la Méditerranée, contactera mon téléphone portable. Je
tente de tout maîtriser, mais rien, même Lui, n’apaise mon coeur
qui n’obéit plus à rien.
Mon coeur, mes doigts tremblants. Je
suis, sur mon parcours jusqu’au changement au Châtelet, parvenu à
cacher ce qui m’envahit désormais, s’amplifie, et me ramène sur
les berges désolées de la rivière aux biches. Dans la poche droite
de la parka, je retrouve le réconfort, la douceur d’ivoire du
chapelet offert par l’émir avant nos adieux.
Arrêt à la station Tuileries.
Quatre minutes, neuf secondes. À
l’heure de la prière. Si tout demeure parfaitement minuté.
Oui. J’ai peur. Je ferme les yeux. Je
ne dois pas voir leurs visages. L’émir me l’a commandé. Ne
détaille pas leurs visages à eux tous. Je ne dois pas. Je ne dois
penser qu’au Créateur. Pas une parole dans cette rame. Où courent
donc tous les mécréants, casques sur leurs oreilles, regards
capturés par leurs écrans, sans un mot pour leur voisin, leur
frère, leur soeur ? Je réouvre les yeux. Et je vois tout de
même leurs visages. Pas le moindre sourire. Voilà l’existence
misérable de ces blasphémateurs. Oui, toi, là, accroché à la
barre centrale, avec ce pins au revers de ton imperméable, Je
suis Charlie, oui, toi, tu as marché avec eux il y a quelques
semaines, pour défendre l’indéfendable, tu n’as pas le moindre
savoir, la moindre connaissance, tu ne crois en rien d’autre que
cette transhumance indécente vers plus de confort, plus de fiction,
plus d’accumulation. Quelle négation. Tu ne le sais pas. Mais ce
matin, je suis dépouillé, à genoux devant Lui.
Avec vous tous.
Je suis son serviteur.
Tout autour de ma taille, tout contre
la sueur de mes reins, sont liés neuf pains de SEMTEX.
L’équivalent de trois kilos
d’explosif pur, compact. La rame pulvérisée dans moins de trois
minutes.
Arrêt station Concorde. Le plus long
des arrêts. Ceux qui descendront ici survivront. Ceux qui montent
partiront avec moi. Je ne dois pas voir leurs visages. Et pourtant.
Toi, le fonctionnaire discret, tu nous quittes, toi la secrétaire
impatiente de trouver la sortie pour fumer sur le trottoir, toi
l’étudiant étourdi, vous crierez demain que vous avez échappé
au pire. Vous avez tort.
Je ne dois pas laisser tomber mes yeux
sur ceux que je vais tuer. Pas d’apitoiement. Je suis en route et
nul ne m’arrêtera.
Toi, la jeune femme aux cheveux dorés,
aux cheveux presque rouges, on aurait pu te brûler vive sur un
bûcher dans nos montagnes, hier, quand nos aïeux démasquaient les
démons et les sorcières, mais tu as choisi de m’accompagner, ce
matin de février, d’avant printemps, tu t’es faufilée, et tu as
choisi de te blottir presque contre moi parce que la foule est dense,
et que ceux qu’Il a choisis s’engouffrent toujours plus nombreux
dans cette rame offerte. Sonnerie. Les portes claquent.
Au prochain arrêt. Champs Élysées
Clémenceau. À deux cents mètres de la sortie du métro flotte un
drapeau impie sur le palais d’un chef ennemi qui n’épargne pas
mes frères en Irak, et dans le grand désert du Sahara.
La rame commence à accélérer. Je
n’ai jamais senti une fragrance comme le parfum de cette jeune
femme rousse. Elle se colle plus encore contre moi. Son caban, son
corps tiède contre les pains d’explosifs, contre mon coeur
palpitant. Viens avec moi, ignorante.
Au Martyr.
Je ferme les yeux. J’ai choisi la
dernière des sourates, la dernière des prières. En silence. Sans
maintenant trembler. Il est trop tard. Sans psalmodier. Je ne pense
plus qu’à Lui.
Au nom de Dieu, le Tout miséricorde,
le Miséricordieux
Dis : "Mon refuge soit le
Seigneur des hommes, le Roi des hommes, le Dieu des hommes…"
Accélération. Le sacrifice n’est
qu’exaltation. Ma main droite quitte mon chapelet et ouvre la poche
au téléphone. Je pose ma main moite sur le portable.
"… contre le ravage de
l’instigateur sournois… "…qui chuchote dans la poitrine
des hommes…".
Vingt secondes. Quelque
chose comme ça. Je ne sais plus.
"…qui
chuchote dans la poitrine des hommes…".
Celle qui sent le
jasmin, l’ambre et les jardins, se retourne. Ses yeux verts. Comme
jamais.
Dix secondes.
"… de parmi
les djinns, et les hommes…".
Ma main sur le
portable. Ses yeux, puis son sourire.
J’arrache le fil de
cuivre.
Trois années ont
passé.
Je m’appelle à
nouveau Abdul Jamil. Je sers la beauté, la beauté des hommes, la
beauté du monde.
Nous sommes en 2018.
Les djinns, dans leurs tuniques noires, ont été vaincus par ceux
qu’ils pensaient leurs frères, ceux-là mêmes, ces sages qui ont
décrété que ces bourreaux n’étaient pas d’Islam. La Guéhenne
a emporté les démons masqués. On ne grille plus vivants des
prisonniers, des femmes et des enfants, on ne précipite plus
personne du haut de tours, plus aucun dément n’égorge ni ne
décapite, et les nuits paisibles ont couvert le désert.
Depuis ce matin de
février, même si les menaces se sont estompées le mal rôdera
toujours, je bénéficie encore d’une protection rapprochée, et je
change souvent de sanctuaire. Ce soir, à la défaveur d’une
journée trop courte, la lumière s’esquive sur une ligne de crêtes
alpines. Hier, une première neige est tombée.
L’un de mes
anges-gardiens porte ses doigts à son oreillette. Nous attendons de
la visite. La route a été dégagée ce matin. Je sors sur la
terrasse d’un chalet qui, lorsque nous sommes arrivés, mes deux
officiers de sécurité et moi-même, empestait le poêle humide.
J’ai gardé par-devers moi cette ancienne parka. J’aperçois un
véhicule de gendarmerie qui ouvre la route à une berline. Encore
deux épingles à cheveux cachées par les faîtes des mélèzes, et
les deux véhicules se présenteront sur le terre-plein déneigé. Je
descends lentement les vingt marches. J’entends dans mon dos le pas
léger, rassurant, de mon officier de sécurité.
Cette nuit, j’ai rêvé
de la rivière aux biches. Les envahisseurs s’en étaient allés.
Sur les berges s’épanouissaient mousses, fougères, aspers. L’eau
que buvaient les thars et les gazelles provenait d’une source
limpide. J’avais ouvert la paume de ma main, et bu une gorgée. Un
ruissellement de Dieu.
Les deux véhicules ont
stoppé. J’ai longtemps demandé à la revoir, pour la première
fois.
Elle descend de la
berline.
Depuis qu’elle
m’avait souri. Ses cheveux sont plus courts. Elle a, un peu,
vieilli, mais c’est mieux encore. À huit heures et cinquante
secondes, Nabil, l’émir avait composé un numéro de portable
français. J’avais longtemps laissé sonner le téléphone.
Beaucoup, dans la rame, s’étaient tournés, réprobateurs, vers
moi. Ce sale Arabe qui nous emmerde avec son portable. Mais
elle avait continué à me sourire.
Trois années ont
passé, les hommes de foi, les hommes de Dieu se sont rapprochés et
ont dit au monde : "Paix sur les femmes, sur les hommes de
bonne volonté".
Ce soir, c’est elle
qui tremble un peu. Et comme ce matin il y a trois ans, je tombe dans
ses bras, et je pleure comme l’enfant de Shkin. Elle sent le
jasmin, l’ambre, et les jardins.
Viens avec moi, beauté
du monde, viens avec moi.
Au nom de Dieu, le
Tout miséricorde, le Miséricordieux.
À la rivière aux
biches.
Un texte fort, bouleversant, qui happe le lecteur. C'est tellement prenant que je suis presque dèçu par le happy end, curieusement la touche d'espoir me trouble plus qu'elle ne me rassure.
RépondreSupprimerJe suis assez partagé sur cette nouvelle. Elle surfe sur l'actualité mais a quelque chose de personnel aussi dans sa sensibilité. L'écriture est fine, envoutante mais l'histoire bifurque étrangement. J'ai aimé, cependant reste un goût d'inachevé ( la fin apporte son originalité mais dénote un peu par son ellipse trop importante)
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