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dimanche 15 février 2015

Nouvelle 14 : Le croisement des pattes de la mouette en vol - Marion Brunet



Plus loin, j’aurais pas pu. J’arrive à peine à respirer ; sûr qu’ils s’en rendent compte, ces petits salopards, qui matent en douce mes efforts pour pas cracher, pour pas baver un poumon sur leurs chaussures. La route s’étend en face de nous, un peu en biais. En dessous de l’à-pic morcelé, c’est l’océan. On a marché plusieurs heures et je ne regrette pas, même si j’ai mal à la tête et la gorge en feu. J’essaie de cacher à quel point ça m’a affaibli. Il y a des années que je ne suis pas venu ici, et c’est peut-être bien la dernière. Pourtant, je connais chaque repli de la côte par cœur, avec le cœur – en vieillissant, je suis presque devenu sentimental. Presque. C’est venu tard. Heureusement, sinon ils m’auraient dépiauté comme un lapin. La grande sotte, près de moi, tient mon bras et me sourit comme un crotale :


— Tout va bien ? C’est pas trop dur ?
Petite cruche, va. Blondeur de fausse tigresse, tension dans les épaules, une volonté d’ancienne perdante. Tu crois que tu t’es faite toute seule, et que personne devine d’où t’es sortie ? Tu dors dans des draps de soie, maintenant, des draps sombres pour aller avec ton standing et ton âme – prune, gris, noir, violet –, mais tu ne peux rien faire contre ces joues rondes et rouges de paysanne. Tu peux bien essayer d’être quelqu’un d’autre, tu pues toujours la pomme de terre.
— Il a l’air fatigué, on devrait faire une pause.
Ils se retournent tous, s’intéressent à ma santé.

— Il n’a pas froid ? Personne n’a pris une veste ?
— Regarde comme il est pâle, enfin ! C’est mauvais pour lui.

Ils me regardent. Parlent de moi mais pas à moi. Ils attendent. Ils ont peur malgré le début de condescendance, suent de trouille malgré mon âge et leur nombre. Se demandent ce qu’il va se passer, ce que l’ancêtre leur a préparé. Je les trouverais moins pathétiques s’ils assumaient l’envie de meurtre qui traîne aux plis de leurs bouches.
Quatre. Quatre désidératas de genre humain. Dont je suis en partie responsable – pas de quoi être fier.

La grue serre mon bras. Un mélange de séduction, de soumission et de menace. Son œil vert palpite en louchant sur mes veines apparentes, gonflées par l’effort et la vieillesse. Je me demande si elle couche toujours avec ce grand crétin, celui qui disait faire une école de commerce. Je fais semblant d’oublier les choses pour qu’ils ne m’emmerdent pas trop, mais je connais leur vie à tous, un par un, et dans le détail.

— On aurait dû prendre la voiture, je vous l’avais dit !

Le gros : phoque poussif qui lance des regards désespérés aux trois autres, comme s’il ne pouvait pas vivre debout sans eux. À quarante ans passés, je ne l’ai jamais vu avec une femme : trop craintif, il n’ose pas les approcher. Même plus jeune, quand la dinde blonde se laissait encore peloter, il a jamais été foutu de l’emballer dans un coin. Je le sais ; j’ai toujours été là, un œil sur eux, partout. Un jour il a essayé, le pauvre : elle l’a laissé faire, et ça lui a fait tellement peur qu’il s’est mis à trembler.

— Mais non, ça lui fait du bien de prendre un peu l’air. Ça nous fait du bien à tous.

On aurait pu croire que les deux autres évolueraient mieux, c’était difficile de faire pire que ce veau. J’ai veillé à ce qu’ils ne manquent de rien, pourtant : argent – pas trop au début, faut apprendre –, des formations, je leur ai présenté du monde. C’est vrai que le grand s’en est bien tiré au départ – oui, celui qui trouve que ça me fait du bien, de traîner ma peau flasque au grand vent, et qui regarde l’horizon pour pas croiser mon regard. Lui, je lui ai toujours mis les foies. Je me doutais bien, dès le début, qu’il fallait s’en méfier, même s’il était plus méchant et plus doué que les autres – surtout, peut-être. Un jour, il y a pas mal d’années maintenant, je l’ai trouvé installé dans mon fauteuil, sirotant mon Chivas vingt ans d’âge. Il revenait d’une virée, je ne sais plus où, ça l’avait retenu une bonne partie de la nuit. J’ai fait mon entrée au petit salon et, sans un mot, je lui ai mis une raclée dont il se souvient encore. Il croyait que je dormais, mais j’avais déjà plus de sommeil à l’époque ; une branlée avec la canne, il a eu ce qu’il méritait – il faut savoir être un peu ferme. Jolie gueule, c’est sûr. N’empêche qu’après sa branlée, il s’est tenu à carreau, et lorsqu’il me regarde, longtemps après, je peux lire dans ses yeux la haine et la peur. Quand nos regards se croisent, il a les reins brisés et plus d’orgueil. Lui, en revanche, il avait les faveurs de la blonde. Il l’a même offerte à un camarade pour de l’argent, mais elle a pas voulu. Ça restait en famille, tout de même. Il a dû rendre le fric et il était pas content.

— C’est quand même beau, hein, par ici ?

Le dernier : le cheveu long, filasse, comme s’il était toujours étudiant. Regard inspiré, je me demande bien par quoi, et surtout pour quoi. Je ne réponds pas. Ils n’attendent pas de réponse à leurs questions. Celui-là, peut-être encore moins que les autres : il s’écoute trop lui-même pour faire quoi que ce soit d’autre. J’ai pensé un moment qu’on en tirerait quelque chose – des idées nouvelles, de l’audace. Mais il a collé ses pas dans les traces du beau gosse. Le suit dans chaque démarche, se mange la gueule dans les mêmes impasses. Et parle plus fort que les autres pour se donner l’impression de décider.

— D’ici, on voit la maison, et le terrain aussi. La vue est magnifique !

Nous y voilà. Ils lorgnent au-dessus de l’abîme, l’envie de pousser ma carcasse pour accélérer ma chute fait briller leurs yeux comme des enfants. J’en pleurerais de joie mauvaise. La maison : bâtisse immense construite il y a deux cents ans par mon arrière grand-père, douze pièces rénovées il y a quinze ans par mes soins. Et le terrain bien sûr, vingt-trois hectares en bord de mer – une fortune. Tous les promoteurs immobiliers me courent après depuis vingt ans. Ils ont défiguré tout autour, avec des petites verrues de maisons de vacances pour riches fatigués du sud et en mal de sensations authentiques. Eux, les quatre vautours qui s’inquiètent pour ma santé, ils n’ont jamais rien compris au pays. La mer, le silence, la sauvagerie, l’odeur d’éternité : ça les emmerde, ça leur fait peur. Mais ce qu’ils peuvent en tirer, c’est autre chose. Ils me regardent tous les quatre, dressés dans leur médiocrité, leur fausse assurance de citadins. Mal à l’aise mais déjà propriétaires, déjà débarrassés du vieux. Ils savent que je vais mourir bientôt. Ils savent que mon cancer est irréversible et avancé. Ils ont vu mon médecin qui le leur a dit, pour mon bien – parce qu’ils m’aiment tant, mes petits-enfants.

— J’ai tout vendu.

Ils pensent avoir mal entendu : le vent, le cri des mouettes. Le veau a la bouche légèrement ouverte. Belle-gueule a déjà compris. Les yeux plissés, son regard glisse sur mon cou. Pour ce que ça changerait… Le chevelu et la blonde me sourient, leurs visages déformés par la crispation.

— Tu as dit quoi, papy ? demande la blonde, encore incrédule. Un léger tremblement, une fissure de gorge. J’ai souri, et là ça a fait son chemin, parce que c’est pas souvent. Je regarde la maison, un peu dans le brouillard. Elle est belle, posée contre la roche, agrippée par les embruns, tout contre l’océan. J’ai jamais vécu ailleurs, j’aurais pas pu. Je ne sais pas ce que deviendra le terrain, mais je sais que je mourrai assez vite pour ne jamais le savoir. Ils sont tous figés, ils attendent encore.

— J’ai fait un don à la paroisse. J’ai tout donné à Monsieur le Curé. Il dira des messes pour moi et pour votre pauvre grand-mère. Et il fera refaire la chapelle, avec les vitraux. Le reste, il en fera ce qu’il veut. Il le donnera aux pauvres, peut-être.

Ils savent que je me fous des pauvres au moins autant qu’eux. Et que je n’ai jamais cru en Dieu. Maintenant, s’ils en doutaient encore, ils savent aussi que je ne les aime pas beaucoup. On n’a jamais fait de finasseries dans la famille, juste de la dentelle avec du lin et des bordures ajourées, la dot pour les filles, le trousseau de bonne famille, initiales et tout. Les trois frères grognent, sans voix. Leur cousine roule des yeux, poings serrés. Une famille, une vraie : leur haine est palpable, elle fige ma vieillesse, mon inutilité. Je lève la tête, suis des yeux le vol des grands oiseaux blancs. Et j’ajoute, avant de me taire :


— C’est beau, le croisement des pattes d’une mouette, en vol.

2 commentaires:

  1. J'ai adoré... J'ai vu la tête du papy, et son sourire sardonique... Je l'ai aimé du début à la fin ce personnage... Du coup, je regarde les mouettes, pour voir si elles croisent les pattes...
    Super écriture, super idée, même si on a déjà eu ça plein de fois... régalade...
    "Une famille, une vraie : leur haine est palpable...", j'aurais aimé avoir cette idée...

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  2. Jolie réunion de famille Les portraits sont bien croqués, le style est alerte, c'est très plaisant à lire. Mais la fin est un peu rapide et de part mon métier, je sais, et je pense qu'au moins un des enfants se serait renseigné, qu'elle n'est pas possible du fait de la quotité disponible.

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