« La culpabilité ? C’est
un mécanisme qui sert à contrôler les gens. C’est une illusion.
C’est un outil de pression sociale – c’est très malsain. Elle
affecte notre organisme de façon très néfaste. Et il existe de
bien meilleures façons de gérer notre comportement, plutôt que
cette extraordinaire utilisation de la culpabilité. »
— Ted Bundy, serial-killer
(1946-1989)
*****
Le bus était déjà bien rempli à
Avalon et après Crenshaw, il était bondé.
Les corps s’entassaient un peu plus à
chaque arrêt, et la petite hippie qu’il avait remarquée s’était
maintenant rapprochée de lui. Teddy détestait ce genre de salope.
Le soleil plongeait ses rayons au
travers des vitres du bus, les peaux luisaient, les mains glissaient
sur les barres en inox. Et les corps sentaient fort.
La mise de Teddy était toujours aussi
soignée, bien qu’un nouveau pantalon et quelques chemises eussent
été bienvenues. Et une douzaine de paires de chaussettes aussi, se
dit-il, tout en sachant que la période n’était pas faste. Non, en
ce moment, le monde n’était pas cool ni fun avec lui, pour
reprendre les mots de ces insupportables hippies. Non, le monde
n’était pas paix et amour, n’en déplaise à ces acid-heads
débiles qui se prenaient pour des enfants-fleurs. Putain de hippies.
Lorsque Ted sentit la laque dont il
s’était pulvérisé les cheveux couler dans son cou avec une
grosse goutte de sueur, il chercha une vitre pour vérifier son
allure. Visage harmonieux, mâchoires carrées, regard et sourire
engageants. D’accord, pour le moment, il n’avait pas d’autre
choix que de prendre le bus, mais globalement, il donnait l’image
de quelqu’un qui a réussi.
Le bus freina un peu sèchement à un
carrefour avant de s’immobiliser complètement. La masse des corps,
poussée vers l’avant comme une grosse vague de chair en sueur, se
stabilisa avec des gestes hésitants et de piteuses mines d’excuse.
La jeune hippie s’était encore rapprochée de lui. Dieu qu’il
faisait chaud ! Dans un wagon à bestiaux, se dit Teddy. Une
idée le fit sourire. Dans un wagon à bestiaux ET dans un four, les
deux à la fois. Quel gain de temps ! Mais c’était stupide,
au fond. Personne ne transporterait de la chair rôtie à travers Los
Angeles. À moins qu’on nous emmène dans les montagnes pour nous
enterrer, se dit-il. Ou au restaurant.
Il pensa au sourire de Lisa. D’accord,
Lisa était une erreur. Nancy ne devait jamais l’apprendre, sans
quoi elle annulerait leur mariage, qui était imminent. Mais il était
encore étudiant, après tout, et n’était-ce justement pas comme
cela que se comportaient les étudiants ? Ils accumulaient les
expériences afin de pouvoir fixer leurs choix ultérieurs en toute
connaissance de cause. C’était une période de transition sur
laquelle la morale n’avait que peu de prise. Il fallait qu’il se
marie avec Nancy, absolument. Ça, c’était une certitude. Il
fallait qu’il termine ses études et qu’il trouve un nouveau job.
Plus respectable et plus en accord avec ses capacités. Cela formait
un tout cohérent, approuva-t-il en hochant la tête.
Mais le joli sourire de Lisa… Il
avait connu des semaines de paix et de bonheur avec elle, et son
sourire était définitivement gravé dans sa mémoire. Oui, le joli
sourire de Lisa était l’une des merveilles de ce monde. Lorsque le
bus redémarra enfin, Teddy profita des secousses pour reluquer la
jeune hippie. Vingt ans à peine, dodue, la peau grasse exsudant
d’indéniables relents libidineux. Ses longs cheveux avaient la
couleur blond gris et la texture sèche et cassante de la paille trop
longtemps abandonnée au soleil. Elle portait un tee-shirt orange
sans manches qui découvrait ses bras épais et contenait sa grosse
poitrine, ainsi qu’un sarouel très large orné de fleurs
psychédéliques et des sandales usées. Il imagina le tissu de sa
culotte imprégné de sueur et les deux paires de lèvres moites de
son sexe, pleines et gonflées. Il imagina son vagin mou et odorant,
encore mouillé d’un rapport sexuel récent, baignant dans sa
culotte où, à n’en pas douter, la sueur et la cyprine se mêlaient
à quelques gouttes d’urine. Lorsqu’il s’aperçut que la jeune
hippie lui souriait, il détourna vivement le regard.
Mariposa. Plus que trois arrêts. Teddy
se jura de nettoyer et de faire réparer au plus vite sa bonne
vieille Coccinelle. Ces trajets en bus étaient insupportables.
Où est-ce que ces gens se rendaient, à
quoi s’occupaient-ils sans cesse, toute la sainte journée, que
faisaient-ils, quel était leur but, quel… quel sens avait tout ce
déploiement d’énergie et d’agitation ?
Lorsque le bus stoppa enfin à Division
22, il se fraya un chemin à travers les corps flasques, suants et
haletants, et une fois sur le trottoir, il respira à pleins poumons
l’air sec et brûlant de la rue. Teddy se mit à marcher en
longeant le parc. Le hasard voulut que la jeune hippie soit descendue
au même arrêt que lui. Son cul généreux se balançait sous le
soleil. Teddy pressa le pas.
D’une fournaise l’autre.
Le local que la mairie mettait à
disposition de l’association paroissiale était aussi étouffant
que le bus qui l’avait amené de Lakewood. Mais il y avait
nettement moins de monde.
— Salut, Teddy, dit Marian en
lui souriant. Tu as de la chance, c’est plutôt calme pour un
mercredi. Les notes sont sur le bureau. Il y a une jeune femme qui
rappellera, je pense.
Marian se servit un gobelet d’eau à
la fontaine et Teddy l’observa. Elle était vieille, vivait seule,
portait toujours les mêmes vêtements fatigués et affichait
toujours cet infroissable sourire qui l’exaspérait. Marian avait
vu la lumière. Marian était sauvée. Marian avait Dieu. Et Dieu
n’avait pas Ted. Il se sentit soudain abattu, mais présenta une
mine enjouée lorsqu’elle lui dit au revoir en quittant le local de
la paroisse.
Il se servit à son tour un gobelet
d’eau fraiche et s’installa derrière le bureau. « Dieu
écoute votre souffrance », disaient les affiches scotchées
sur les murs fissurés. Et pour cinq dollars de l’heure, Teddy
l’écoute aussi, votre souffrance, soupira-t-il.
Il vérifia que le téléphone était
correctement raccroché, puis il but d’un trait son gobelet d’eau
fraîche. Il joua un bref instant avec la condensation qui avait
perlé sur la surface extérieure du plastique, et cela lui rappela
la sueur sur la peau de la jeune hippie. Il ne fallait pas penser à
elle.
Il ouvrit, fouilla et referma chacun
des tiroirs du bureau. Marian et sa manie de l’ordre. Il fallait
penser à Nancy et à leur mariage, voilà ce qu’il fallait faire
en attendant que ce satané téléphone sonne, en attendant que douze
minutes deviennent un dollar et une heure, un billet de cinq. C’était
minable.
Ted en était réduit à se concentrer
sur les affiches publicitaires de la paroisse pour s’empêcher de
penser à Lisa, à Nancy, à la jeune hippie, à la vie qui était si
compliquée pour lui, lorsque la sonnerie du téléphone le fit
sursauter. « Dieu écoute votre souffrance », pesta-t-il.
« À Dieu de jouer, alors. »
Il saisit le combiné en bakélite
grise et lorsqu’il le colla contre sa joue, il remarqua que l’odeur
du parfum de Marian embaumait l’émetteur. Il pensa aussitôt aux
parties intimes de sa collègue et se demanda si tout cela était
bien réel.
— Bonjour, je m’appelle
Theodore et je vous aime.
— Quoi ? Allô ? dit
une voix d’homme, déconcertée.
— C’est la formule, dit Teddy.
Bonjour, je m’appelle Theodore et je vous aime. C’est la formule.
— C’est complètement crétin.
— C’est comme ça. Vous
appelez le centre d’écoute paroissial de la nouvelle Eucharistie
et le slogan est : Dieu écoute votre souffrance.
— Et vous devez m’aimer ?
— Quand les gens appellent, je
dois dire, bonjour, je m’appelle…
— Je sais ce que vous devez
dire.
— C’est une façon de déléguer
les pouvoirs, j’imagine. Dieu vous aime et vous écoute, et quand
je suis de permanence, c’est moi quoi vous aime et qui vous écoute.
C’est l’idée, en gros…
— Dieu n’a rien à voir dans
cette histoire. Sans quoi je ne vous appellerais pas.
— Pas faux. On en est tous là,
mon pote.
Le type ne répondit rien et durant un
moment, Teddy se demanda s’il n’avait pas coupé la
communication. Il leva les yeux vers une affiche et relut le slogan.
— Vous êtes toujours là ?
Vous vous appelez comment ?
— Bernie. Je suis là parce
qu’il n’y a aucune place pour moi dans ce monde.
— Ouais. Bernie. Vous y allez un
peu fort, non ?
— Prouvez-moi le contraire.
— OK. Par exemple… Je sais pas
moi, faites un truc marrant. Prenez le bus.
— Prendre le bus ? Pour
quoi faire ?
— Ouais, prendre le bus.
Regarder les gens. C’est marrant.
— Vous vous foutez de moi.
— Pas du tout. Faites des trucs.
Asseyez-vous sur un banc, dans un parc, observez les gens et imaginez
leur vie.
— Ah ouais ? C’est ça
que vous racontez aux gens désespérés ? Ça marche ?
— J’en sais rien. Dieu n’a
jamais parlé de service après-vente, que je sache. Mais pour moi,
oui, ça marche. Allez voir un match de votre équipe préférée,
ayez une idée sur leur tactique de jeu et expliquez là à votre
voisin. C’est ce que font les gens, non ? Ou bien allez en
randonnée quelque part. Allez vous balader à Venice. Je vous
assure, c’est ça que font les gens. Rien de plus. Ne regardez
surtout pas la télé. Ça rend déprimé. Ne me demandez pas
pourquoi, je ne suis pas un scientifique ni l’un de ces grands
chercheurs, mais c’est évident que la télé engendre la
dépression. On marine dans sa solitude, avec les malheurs du monde,
les bébés qui brûlent dans les orphelinats, tout ça. C’est pas
bon. C’est même très malsain, en fait.
— Ouais, vous avez sans doute
raison. Mais bon… Ça n’a aucun sens, tout ça.
— Vous pensez quoi des hippies ?
— Des hippies?
— Ouais, ces types pouilleux qui
jouent aux Jesus freaks et ces filles habillées comme des souillons
qui se droguent et s’avilissent sexuellement ?
— Rien. Je pense rien de ces
hippies à la con. Je m’en fous.
— Bern, j’ai comme l’idée
que vous manquez de buts dans la vie. Et d’ambition.
— D’ambition ? Vous me
conseillez de devenir le prochain président ?
— Non, peut-être pas, quand
même. Mais de vous marier, d’avoir une maison, des enfants.
— Mec, j’ai déjà fait tout
ça. Ça n’apporte que ruine du corps et de l’âme. Vous vous
éreintez dans un travail stupide. Votre femme est toujours là pour
vous rappeler à quel point vous lui avez menti en lui promettant une
belle vie. Vos enfants vous renvoient l’image du raté que vous
êtes. Croyez-moi, mon vieux. Il n’y a pas d’issue.
— Ah ouais ?
Ted pensa à toutes les promesses qu’il
avait faites à Nancy. Et à tous les mensonges qu’il lui avait
racontés, aussi. Alors qu’ils n’étaient même pas encore
mariés.
— En fait, reprit Bernie,
j’appelle parce que je suis en train de faire le constat lucide
qu’il n’y a aucune place pour moi dans ce monde. Ni pour moi, ni
pour les types comme moi. Alors, j’appelle le premier numéro
d’écoute que je trouve, au cas où quelqu’un connaîtrait les
mots qui sauvent. Pour vous dire la vérité, c’est plutôt pour
avoir la confirmation que ces mots n’existent pas. Alors,
faites-moi plaisir : décevez-moi. Et l’affaire sera entendue.
— Les types comme nous ?
répéta Teddy. Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Bernie eut un sifflement de mépris.
— Démerde-toi, mon pote.
Et il raccrocha.
Incrédule, Teddy regarda le combiné
qui sentait le parfum de Marian. Tout cela était-il bien réel ?
Il était répondant dans un centre d’écoute, et c’était
maintenant lui qui avait besoin d’aide.
D’une fournaise l’autre.
Il ne put chasser l’image du sexe
charnu et poisseux de la jeune hippie qu’il avait rencontrée dans
le bus, un peu plus tôt. Ses poils blond gris tout aplatis, collés
contre la moiteur de son pubis. Il visualisa son regard brisé par la
surprise en sentant les parois de son vagin soudainement et
violemment distendues, bien au-delà de leur résistance plastique
normale.
Était-ce la chaleur ? Teddy se
leva, s’ébroua, alla vérifier le climatiseur. L’entretien en
était aléatoire, faute de moyens, et au mieux, le vieil appareil ne
faisait que brasser de l’air chaud. Ce qui donnait tout de même
une illusion d’aération.
Le téléphone se mit à sonner une
nouvelle fois et Teddy le regarda, interdit et méfiant. L’appareil
était parfaitement immobile, mais le bruit qu’il produisait avait
un caractère impératif et agressif. Il le laissa sonner dans le
vide.
Le coup de fil de Bernie l’avait
ébranlé. Qu’est-ce qu’il voulait dire par « des types
comme nous » ? Il alla dans les toilettes pour se passer
de l’eau sur le visage. Dans le miroir au-dessus de l’évier, il
s’efforça d’afficher son sourire engageant, son regard pétillant
et joyeux. « Du calme, Bun », raisonna-t-il. « Il a
dit : des types comme moi. Il n’a pas dit : des types
comme nous. »
Ouais, n’empêche, ressassa-t-il en
retournant s’asseoir derrière le bureau. Les visages de Nancy et
de Lisa dansaient devant ses yeux. Surtout celui de Nancy, avec son
regard dur et son sourire qui n’arrivait pas complètement à
masquer quelque chose de cruel et de vindicatif. « Ça suffit,
Bun, il faut que tu penses à autre chose. Te laisse pas avoir par
ces trucs. »
N’empêche, recommença-t-il. Il
avait sincèrement essayé d’être gentil avec Bernie.
Compréhensif, empathique. D’habitude, les gens parlaient et il
suffisait de les écouter vaguement et ils se calmaient tout seuls.
Pourquoi est-ce que Bernie lui avait balancé ces saletés au sujet
de son mariage avec Nancy ? Et des types comme lui ?
Les sonneries du téléphone éclatèrent
dans son crâne. Teddy sursauta et plaqua sa main droite sur son
cœur. À la deuxième volée de carillons, il prit une grande
inspiration et décrocha.
— Bonjour, je m’appelle
Theodore et je vous aime.
— Allô ?
C’était une voix féminine,
comprimée par l’anxiété.
— Allô ? répéta-t-elle.
— Bonjour, je m’appelle
Theodore et je vous aime, dit Teddy.
— La dame que j’ai eue tout à
l’heure n’est pas là ?
Ted regarda la feuille que Marian avait
laissée à son attention. Il y lut un prénom et un nom, et fit le
rapprochement avec ce que sa collègue lui avait dit au sujet d’une
femme qui devait rappeler.
— Vous êtes Enora Gray ?
Ce nom lui disait vaguement quelque
chose. Mais impossible de savoir quoi dans le feu de l’action. Il
n’avait pas le temps de réfléchir.
— Oui. Mais on m’appelle Enya.
Teddy se passa la langue sur les
lèvres. Il s’aperçut que la main qui serrait le combiné
tremblait légèrement.
— Bonjour Enya. Je m’appelle
Theodore, mais on m’appelle Ted.
— La dame que j’ai eue tout à
l’heure n’est pas là ?
— Non, c’est moi qui suis de
permanence maintenant, mais elle m’a tout expliqué à votre sujet,
mentit Ted d’une voix mielleuse, avec un naturel qui le surprenait
lui-même, à chaque fois.
— Ah… Et… Et qu’est-ce que
vous en pensez ? Qu’est-ce que vous me conseillez ?,
demanda la petite voix d’Enya.
Teddy ressentit l’ouverture d’un
monde clair et vierge pour son instinct le plus brillant. Et le plus
noir. Rien qu’en l’écoutant, il éprouva les ressources de
terreur infinie que possédait cette femme. Il essaya de la
visualiser. Moins de trente ans, seule, fluette, angoissée. Et
désespérément optimiste. Cette femme, arc-boutée contre toutes
les évidences de son quotidien, avait foi en la vie.
— Tout ce qu’il faut, Enya,
c’est une maison. Un chez-soi, vous voyez. Un endroit où l’on
sait que l’on pourra dormir tranquillement. Soigner ses forces.
Respirer calmement. Ressentir la paix. Une fois que l’on possède
un tel endroit, sécurisé et sécurisant, cet îlot de quiétude et
de calme transfuse en vous son apaisement. Et alors vous pouvez faire
face au reste du monde, quoi qu’il arrive. Une femme peut vous
donner un tel endroit. Un asile. Une matrice à partir de laquelle…
— Une femme ?
— Je veux dire, continua Teddy
dans en se lançant tranquillement dans l’une de ces acrobaties
dont il avait le secret, c’est l’image de la femme. Le foyer. La
paix. Le calme. La sécurité. L’amour inconditionnel. Maintenir la
horde du monde hors de portée. C’est ce qu’il vous faut.
— C’est bien le problème.
Merde, se dit-il. Il était coincé.
Elle le piégeait. Il fallait qu’elle en dise plus. Ou qu’il
trouve une parade.
— C’est ce que j’ai cru
comprendre, avança-t-il prudemment en réfléchissant à toute
vitesse. Est-ce que… la situation a évolué ?
— Non. Non, pas vraiment, dit
Enya d’une voix ondulée par l’angoisse.
Ted marqua un temps avant de la pousser
plus avant :
— C’est-à-dire ?
— Je suis toujours chez ma sœur.
J’ai essayé, je vous assure, j’ai essayé. J’ai vérifié que
toute la maison était en ordre. Elle est en ordre. Toutes les portes
et les fenêtres sont fermées. J’ai pris les clés de ma voiture
dans une main, les clés de mon appartement dans l’autre. Je me
suis approchée de la porte pour sortir. Et au dernier moment, juste
avant de l’ouvrir, je me suis arrêtée pour regarder par la
fenêtre. Il n’y avait personne dans la rue, ni sur les trottoirs.
Et pourtant. J’ai regardé ma voiture, bleu ciel, garée juste là,
devant. Et je suis incapable d’y aller, hoqueta-t-elle en contenant
tant bien que mal un sanglot.
Teddy comprit deux choses. D’abord,
Enora Gray était celle qu’il attendait. Elle était la bénédiction
qui venait le sauver. Et ensuite, il avait déjà gagné la partie.
Un large sourire arqua ses lèvres lorsqu’il dit d’une voix
rassurante :
— Écoutez, Enya. C’est ce que
je vous disais. C’est ce dont je vous parlais. Cet endroit calme et
apaisant où retrouver vos forces, c’est chez vous. Il faut que
vous rentriez chez vous pour vous recharger psychologiquement. C’est
tout simple, Enya, pas de souci à avoir. Considérez que c’est
réglé, que l’obstacle est déjà franchi. Dites-vous, au fond de
vous-même, que vous êtes déjà sauvée.
— Mais… C’est gentil mais…
Je suis incapable d’ouvrir cette porte pour aller jusqu’à ma
voiture, et je ne conçois même pas de prendre le volant et
d’allumer le moteur et…
La respiration d’Enya s’était
emballée.
— Vous, vous n’en êtes
peut-être pas capable dans la situation présente, qui de toute
façon n’est que passagère. Mais moi, je peux le faire. Très
facilement, même. Accepteriez-vous que je vous rende ce service,
Enya ?
L’hésitation que perçut Ted
contenait déjà la réponse, il le savait. Et elle était
affirmative. Il suffisait d’attendre qu’elle la formule avec des
mots.
— Je ne sais même pas comment
vous vous appelez…
— Je vous l’ai dit, Enya. Je
m’appelle Theodore et je vous aime. Mais en général, les gens
m’appellent Ted. Je suis le collègue de Marian, que vous
connaissez déjà, et qui m’a dit le plus grand bien de vous. Ted
Bundy, pour vous servir, dit-il de sa voix enjôleuse.
D’une fournaise l’autre.
La rue était inondée de soleil et les
murs réverbéraient la chaleur comme les parois d’un four. Mais
Ted se sentait bien mieux. Très bien, même. Il marchait d’un pas
léger et dynamique vers la station de taxis, deux blocs plus au
nord. Dans moins d’une demi-heure, il serait chez la sœur d’Enya
et il la libèrerait de ses angoisses. Tout comme elle le libèrerait
des siennes. Un échange équitable, en somme. C’était bien ce que
faisaient les gens, non ? remarqua-t-il. C’était bien comme
ça que ça marchait, le réseau social. Un soulagement mutuel de
l’insupportable poids de la vie.
Cela le fit penser aux paroles de
Bernie. Et au sublime sourire de Lisa, qui l’avait tant de fois
réconforté. Ce beau sourire de glace qu’il fallait décongeler
sous l’eau chaude de la douche pour éviter que ses lèvres ne
blessent son pénis. Ted avait l’impression de céder à une
irrésistible ivresse.
En remontant l’avenue vers la station
de taxis, il sentit qu’il entrait dans une nouvelle phase. Une
phase positive, une phase de renouveau. Comme lorsqu’il avait
travaillé pour la campagne de ce sénateur républicain. C’était
à nouveau une réalité ordonnée, dynamique et vivante qui se
profilait devant lui. Le monde était bien fait, mine de rien. Le
rêve américain. Le bonheur pour tous ceux qui y sont aptes. Il
suffisait d’observer le monde, de s’insérer dans son rythme en
respectant ses règles. Mais en jouant son propre jeu. C’était ça,
la libre entreprise. Jouer le jeu qu’on a dans les tripes, avec
culot et sincérité. OK, il y a des perdants. Mais ça a toujours
été la loi de la vie, non ? Il allait libérer Enya de ses
angoisses, et Enya allait le libérer des siennes. C’était aussi
simple que cela. Au passage, elle verserait certes des arrhes sur la
mort. Comme les femmes lorsqu’elles accouchent, ni plus, ni moins.
Enya allait accoucher de Ted Bundy, c’était la seule différence.
C’était à ça que servaient les femmes, après tout.
Ted était léger. Heureux.
Bernie avait raison, en fin de compte.
Il fallait se méfier des femmes. Ce n’était pas une question
aussi importante que ça, finalement. Soit Nancy se ralliait à sa
vision des choses, soit il en trouverait une autre, plus apte à
l’aimer et à le valoriser. Sacré Bernie. Il avait tout compris,
en fait, se dit Ted en grimpant dans le taxi. Enya devait lui
rembourser ce que Nancy lui avait fait payer. Solidarité féminine.
Harmonie surnaturelle. Point barre
La moiteur est bien rendue, l'idée est bonne même si pas révolutionnaire, le début est bon et puis ça devient laborieux. Peut être un manque de temps ?
RépondreSupprimerImpressionnant de maitrise d'écriture, quelques élagages à faire, la psychologie est fouillée ( c'est le moins que l'on puisse dire) et l'atmosphère (pesante, étouffante) bien rendue. Je note aussi un bon rythme sur les dialogues avec de la dramaturgie dans leur utilisation ( attente, rebondissements, dénouement). Juste la petite critique, ce n'est pas une nouvelle, c'est le début d'une histoire, ou le passage d'une histoire, mais quand même, diablement prenant.
RépondreSupprimerUn des auteurs de la Team ( pas celui qui a écrit of course :- )