mardi 3 mars 2015

Nouvelle 21 - Une histoire de jeune prince - David Coulon

En odt, c'est par là : 

Si vous pensez que, parce que j’ai 80 balais, j’aime Questions pour un Champion, vous vous fourrez le doigt dans l’œil. J’ai toujours détesté les têtes de premiers de la classe. Et les frisés. Alors, Julien Lepers cumule. En revanche, j’aime bien la fin de Questions pour un Champion car c’est l’heure à laquelle Madame Yagol vient me changer la couche pour la dernière fois de la journée. Elle est mignonne, Madame Yagol. Elle dit qu’elle fait ça parce qu’elle n’a pas trouvé d’autre boulot, mais moi ça m’arrange bien. Elle me torche, me fait pisser, me secoue la queue qui ne me sert plus à grand-chose. J’aime bien quand elle me secoue la queue, même si je ne ressens strictement rien. C’est simplement ses ongles sur ma queue qui m’excitent un peu. Je suis vieux donc pervers. Ouais, classique. On sait.
Quand madame Yagol est partie, je bouffe un peu de soupe. Des pâtes. J’entends le tic-tac de ma vieille horloge derrière mon dos. Il y a des photos de mon ex-femme, morte il y a deux ans, partout sur le buffet. Je ne remarque même plus son visage. Pourtant, je mange en face d’elle. Vers vingt heures, je vais me coucher. J’essaye parfois vainement de me masturber, mais rien n’y fait. Mal à la main. Mal au poignet. Mal au dos. Queue molle. Sale. Je dors et je ne rêve plus. Même pas de madame Yagol.
Une fois par an, ils viennent manger à la maison. Ils vont à la campagne comme ils disent. Ma fille, mon gendre frisé. Leurs enfants. Mes petits-enfants. Mon fils chauve. Et c’est pour demain.
J’ai tout préparé. Le poulet rôti. Les patates du jardin. Les haricots du jardin. Et les somnifères.
Surtout les somnifères. Ils viennent une fois par an, mais cette fois-ci c’est la dernière.
Ils arrivent à onze heures, comme prévu. Un peu plus tôt, dans la matinée, madame Yagol est venue me nettoyer la merde qui s’était accumulée pendant la nuit. Je ne contrôle plus mes sphincters. Elle a changé ma couche. Je ne contrôle plus ma vessie. Pendant la nuit, j’avais rêvé de la rencontre avec ma femme, ma femme morte, nous étions au cinéma, c’était un film en noir et blanc, les fauteuils étaient rouges, le son trop fort, il y avait ma langue qui caressait sa langue, mon sexe qui gonflait, ses seins dans mes mains, son visage dans mes mains, l’odeur de sa peau que je pensais avoir oubliée. Je ne contrôle pas mes rêves. Je m’étais réveillé, des larmes au bord des yeux. Je ne contrôle pas mes larmes non plus. J’avais allumé ma télé en attendant madame Yagol, ça parlait de licenciement, d’enlèvement d’enfant, de faim dans le monde, de tennis, la présentatrice était habillée comme une putain, et le présentateur avait les mêmes cheveux frisés que Julien Lepers. Et madame Yagol était arrivée. Elle avait ôté mon pyjama, ma couche. Un instant j’ai cru qu’elle allait s’agenouiller devant moi et me prendre dans sa bouche, mais j’ai vite compris que non.
J’ai regardé mes jambes aux veines striées, aux varices éclatées. Ma peau laiteuse. Mes jambes qui avaient couru, marché, baisé, dormi. Mes jambes qui ne servaient plus à rien. Madame Yagol les lavait au gant. Ça sentait la merde, ma merde, la pisse, ma pisse, et le gel désinfectant, et le gel douche, et le parfum bon marché de madame Yagol. Je lui avais demandé :
—  Vous avez quel âge ?
Et elle m’avait répondu :
—  Trente ans.
L’âge auquel j’ai rencontré ma femme. Le cinéma. La langue. Les fauteuils rouges. L’odeur de sa peau.
Il y avait un chandelier à portée de ma main. Un vieux chandelier. Je l’ai fracassé contre le crâne de madame Yagol. Trois fois. J’ai eu mal au poignet comme lorsque j’essaye de me branler.
J’ai planqué le cadavre dans ma chambre.
Mes enfants sont arrivés une heure plus tard.
Bonjour papa
Bonjour papa
Bonjour papi
Bonjour monsieur,
areuh arrrgghhh
Ma fille
Mon gendre frisé
Mon fils chauve célibataire puceau chômeur
Mes deux petits enfants
La petite Julie 6 ans
Le petit Brian un an
Ils se sont installés tout autour de la table. C’était un peu le passage obligé, comme le
baptême, le bac, la première branlette, le premier baiser, la première bagnole. Un rite. Le passage chez le vieux avant qu’il crève. Voir une dernière fois ses veines bleues et ses mains ridées et sa cataracte.
Je repense à ma femme, trente ans, qui avait l’habitude de s’asseoir en face de moi pile là où se trouve mon gendre frisé.
Vous allez bien papi ?
Il est en costume et en cravate.
Il travaille dans la finance.
Ma fille s’est faite belle.
Elle travaille comme représentante de produits de beauté.
Ils sont beaux, gominés, parfumés, leurs mains et leurs peaux sont aussi lisses que les
miennes sont calleuses, ridées, mortes.
Vous allez bien papi ?
Oui, je vais bien.
Je lui souris.
Avale le poulet, mon lapin.
La télé est allumée. Les petits-enfants l’ont voulu.
Julie regarde un dessin animé. Une princesse jolie et un prince moche comme tout. Ils
deviennent amoureux. Évidemment.
Brian pleure.
Mon fils puceau chauve et chômeur me demande :
Elles ont un drôle de goût tes patates ? Tu les as faites différemment ?
J’imagine mon fils et ma fille et mon gendre frisé dans une rue, la rue d’une grande ville. Je les vois courant heurtant les passants, sans même les regarder. Je les vois, eux, leurs costumes, leurs téléphones portables à la main. J’entends la chanson mièvre du dessin animé mièvre de cette princesse aux cheveux blonds. Je pense à ma femme morte au visage mort sur une photographie morte dans ma cuisine dans laquelle plus personne ne vient.
Le silence.
Et je les vois.
Piquer du nez.
Fermer les yeux.
Les somnifères.
Je dis à Julie :
Va jouer dehors papi arrive
Et Julie se lève et va jouer dehors
Elle est bien éduquée
Elle obéit bien
Elle est prête pour ce monde
La princesse qui épousera un prince moche
Les visages tombent dans les patates et les haricots. Je me lève péniblement, je prends le couteau ayant servi à découper le poulet. Un couteau électrique. Je le mets en route.
Langue de ma femme contre ma langue
Cinéma aux fauteuils rouges
Éternelles images
Et la gorge de mon gendre frisé explose en un geyser de sang
Ma femme et moi dans une ville une grande ville sans personne tout autour juste nous sur un banc dans une forêt marchant riant
Et la gorge de ma fille explose et le sang gicle sur le doux visage de cette imbécile de
princesse de dessin animé
Ma femme et moi faisant l’amour mangeant parlant nous serrant l’un contre l’autre
Ma femme dans son caveau
Cadavre puant l’urine et la merde et la mort
Car ce n’est finalement que ça
Et le couteau électrique tranche la queue de mon puceau de fils puis ses yeux s’ouvrent et il hurle et je lui enfourne le couteau électrique dans la gorge
Sa langue virevolte comme un serpent de mer
Le couteau le traverse de part en part
Le petit Brian me regarde
Je lui fais un petit sourire
Il me répond
Il n’a pas de dents mais sa peau est laiteuse, douce, belle, pure
Je regarde mes mains et je vois que mes veines ont disparu. Le cal n’est plus là. Je n’ai plus mal aux jambes, je n’ai plus mal aux bras, je n’ai plus mal à la queue. Je me regarde dans le miroir, et je n’ai plus de ride. Je n’ai plus de cheveux blancs. Je n’ai plus 80 ans, mais peut-être 20, peut-être 30. Je fais quelques pas jusqu’au cadavre de madame Yagol, dans ma chambre, j’entrouvre ses cuisses, et je la pénètre. Je bande enfin. Je ferme les yeux et pense très fort à ma femme.
Je me relève et cours dans la cuisine.
Je prends la photo de ma femme
La colle sur le visage de madame Yagol
Je la pénètre de nouveau
Des années que je n’ai pas bandé comme ça
Je ris comme un gosse
J’accélère en elle, et j’entends le DVD de la princesse qui tressaute
Ça passe à une quelconque chaîne TV
Ça parle de famine et de licenciement
L’horreur économique et l’horreur humaine
Et je jouis dans le cadavre avec mon jeune sexe turgescent
Et ma femme sur la photo me fait un clin d’œil
Je me relève
Me déshabille entièrement
Je suis nu et jeune et beau et plus rien n’a aucune importance
Je n’ai plus un poil blanc, plus une ride, je cours dans la chambre
Je prends la photo de ma femme la serre contre mon cœur
Ça va papi ?
La voix de Julie derrière la porte
Oui, ça va ma chérie
Elle a sans doute vu les cadavres, mais elle ne dit rien
Le sang partout la chair la mort
Mais
elle s’en fiche
Tout ceci n’est qu’un jeu
Et elle le sait
Elle a déjà perdu
Elle est une belle princesse, et les princes sont laids
Tu as perdu, je hurle
Tu as perdu, petite Julie
Je sors par la fenêtre
Je saute d’un étage
Je me réceptionne comme un chef
Ne glisse même pas sur le verglas
Je n’ai pas froid
Je hurle à la nuit que je suis de retour
De retour dans le rien
Et là, nu, dans le froid et la nuit tombante de décembre à peine éclairée par les néons
blafards des téléviseurs branchés sur la guerre, la mort, le fric, je pars, la photo de ma femme collée contre mon cœur, à la conquête du monde.
Et bien évidemment, à l’arrivée


Je perds.

1 commentaire:

  1. La vieillesse est un naufrage. D'ailleurs, jusqu'à 50 ans, j'ai cru que c'était un os disait un roi. Le jeune prince est devenu un roi mort qui rêve de sa jeunesse.
    Sinon, j'ai bien aimé, le style est alerte et l'histoire nous change des diners de familles classique. Vive le roi !
    On lui pardonnera bien quelques coquilles.

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