Avachi au comptoir de sa librairie,
Juan se demandait si cette nuit, pour célébrer leur dixième
anniversaire de mariage, sa femme allait encore enfiler son costume
de dominatrice. Il espérait que non. Dix ans et quatre gosses, ça
vous change une femme. Remarque, lui non plus n’était pas au top
de sa forme. Ça faisait un moment qu’il n’avait pas vu ses
pieds.
Il s’ébroua, histoire d’oublier
l’image de son bide morbide. Fallait qu’il s’occupe. Alors
qu’il dressait une liste de choses productives à
entreprendre (lire les nouveautés non inventoriées les livres
galère mater un porno la flemme promouvoir la lecture jeunesse eh
pourquoi pas), la porte de la librairie s’ouvrit soudain.
UN CLIENT.
Et pas n’importe lequel. Il était
massif, à tel point que sa silhouette bloquait la lumière de
l’extérieur. Juan alluma l’unique ampoule pendouillant au
plafond.
— Je peux vous aider ?
demanda-t-il.
C’était la première fois que Juan
voyait une poutre humaine, et il ne savait pas trop comment agir.
Ladite poutre ne répondit pas. Normal, ça ne parle pas les poutres.
Oulà, ma métaphore part en couille.
Bref, le béhémoth, dont les pupilles
se baladaient sur les rayons de livres, fit un pas en avant. Et une
autre silhouette apparut derrière lui. Feu d’artifice dans la
cervelle de Juan.
UN DEUXIÈME CLIENT.
Qui, comble de bonheur, s’avéra
loquace. Juan n’en croyait pas sa chance. Ça faisait des semaines
qu’il n’y avait pas eu de conversation dans la boutique.
— Putain Elmo, qu’est-ce qu’on
fout ici ? J’ai un mauvais pressentiment. C’est comme le
mois dernier, quand on a pris des hot-dogs chez Danny. Même
situation. J’avais mon sixième sens qui s’affolait, et je l’ai
pas respecté. Résultat : dans nos pains, au lieu de deux
saucisses, on retrouve deux doigts. Galère, putain. Danny il nous a
même pas remboursés.
Client N°1, qu’on appellera
désormais Elmo, ignora Client N°2 et rejoignit Juan. Alors qu’il
avançait vers la lumière, le libraire s’aperçut que son visage
était sévèrement sillonné de tatouages tribaux. Ça donnait
l’impression qu’il trimballait un masque mortuaire.
— Bonjour, roula Elmo d’une
voix étonnamment suave.
— Bonjour monsieur.
Ça faisait quatre générations que la
famille de Juan était américaine. D’où l’absence d’accent
hispanique! Détail que je me permets de glisser.
— Je cherche un livre pour ma
copine. Elle s’est récemment mise à lire les gars de la Beat
Generation. Je me demandais si vous aviez des titres à proposer.
— Bien sûr. Vous avez des
auteurs particuliers en tête ?
— Elle a beaucoup lu Ginsberg,
donc je pensais à quelque chose de différent. Vous n’auriez pas
un livre signé Neal Cassady, à tout hasard ?
Juan grimaça une grimace.
— Honnêtement, il était
meilleur muse que poète. Je n’ai pas ses textes en rayons, mais je
peux le commander si vous voulez.
— Pas grave. Kerouac, vous
avez ?
— Absolument. Laissez-moi vous
montrer…
— C’est bon, on peut se
débrouiller, interrompit Client N°2.
— Non non, rétorqua Elmo. S’il
vous plaît, montrez-nous.
Client N°2 leva les yeux au
ciel/plafond. Juan, après une infime hésitation, sortit de derrière
le comptoir et guida les deux hommes dans la pièce d’à côté. En
passant, il se permit un rapide coup d’œil vers Client N°2.
Jeune, blond, musclé, bronzé, yeux bleus. Juan remarqua aussi
qu’une érection colossale déformait le jean du surfeur. Bizarre.
— Bon. J’imagine qu’elle a
déjà lu On the Road?
Elmo hocha la tête.
— Elle a aimé ?
— Énormément. Elle arrête pas
d’en parler.
Juan sourit et lança ses mains parmi
les étagères. Ses doigts pianotèrent les tranches des livres,
caressant, déplaçant, ressentant, saisissant, toujours avec
dextérité. Il présenta une sélection.
— Trois grands titres : The
Dharma Bums, Big Sur, et Mexico City Blues. Tous
écrits par Kerouac. Vous pouvez plus ou moins voir The Dharma
Bums comme la suite de On the Road. La différence majeure
étant dans les thèmes ; ici Kerouac essaie de concilier sa vie
en ville et dans la nature. Il y a aussi une bonne dose de
pseudo-bouddhisme, un mélange entre le Zen et le Beat.
— Les deux autres ?
— Big Sur est aussi un
roman autobiographique, cette fois avec Kerouac en temps qu’écrivain
reconnu, pas le bohémien des bouquins précédents. Crises
existentialistes, problèmes d’alcool, le tout sur fond de vagues
du Pacifique. Et Mexico City Blues est un recueil de poèmes.
Imaginez du jazz en lettres.
— Vous avez un préféré ?
— The Dharma Bums.
Notamment pour la présence de Gary Snyder dans le texte. Un dingue.
J’ai quelques-uns de ses recueils aussi, si vous êtes intéressé.
De la part de Juan : grand
sourire.
De la part de Elmo : roulement de
langue sur les gencives, froncement de sourcil, coup d’œil à la
montre, inspiration nasale.
Puis :
— Ça va aller. Donnez-nous deux
secondes pour réfléchir.
— Pas de problème. Je suis au
comptoir si vous avez besoin.
Juan fit demi-tour, et j’utilise ici
mes super pouvoirs de narrateur pour ralentir l’action. Slow
motion puissance max. Je veux que vous visualisiez la semelle
gauche de Juan ; en train de s’élancer dans les airs ;
provoquant des tornades de poussière et de cendre ; déplaçant
des écosystèmes bactériologiques. À ce rythme, il lui faudra
quatre paragraphes pour atteindre le parquet. On a tout le temps du
monde.
Ici, il nous faut prendre une décision.
On peut continuer de coller à Juan – et assister à ses diverses
réactions face à cette clientèle inhabituelle – ou on peut
rester avec ladite clientèle – et écouter une conversation
modérément intéressante. Perso, je penche pour la deuxième
option. Et en vrai vous n’avez pas d’autre choix que de me
suivre, mais n’ayez surtout pas l’impression que je vous force.
On est en démocratie.
Eeeeet c’est reparti. Juan s’éloigna
des deux hommes, qui attendirent qu’il soit hors de portée
auditive pour reprendre.
— Sans déc, commença Client
N°2. T’as jamais entendu parler d’Amazon ? Pourquoi on
s’est cassé le cul à venir jusqu’ici ?
— Relax, Ozy (parce que c’était
ça son vrai nom, pas « Client N°2 »). C’est pas comme
si t’avais un truc pressant à faire cet aprèm.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
Tant j’ai un contrat à régler pour Lazarus.
— Tu m’en aurais parlé.
— Pas forcément, Elmo. Tant
c’est un contrat super simple. Tant j’ai pas besoin de toi. Tant
j’ai décidé de faire carrière solo.
— Est-ce que t’as un contrat à
régler pour Lazarus ?
— Non, mais je pourrais, putain.
C’est une question de principe. Descendre ici, c’est une perte de
temps. Il t’aurait fallu cinq minutes pour commander ces bouquins
en ligne. Même pas.
Elmo, qui jusqu’alors lisait le dos
de Mexico City Blues, leva pesamment ses yeux vers Ozy.
— T’as raison. Ça m’aurait
pris moins longtemps. Mais j’aurais choisi le recueil de poèmes
merdique de Neal Cassady, au lieu d’un chef d’œuvre de Jack
Kerouac. Et au final, Rebecca se retrouverait avec un cadeau moins
bon.
Elmo pointa Juan du doigt.
— Ce type, au comptoir, il
dispose d’un savoir incroyable. Et le service qu’il t’offre,
c’est de partager ses connaissances. C’est comme un maque avec
ses putes : c’est con de pas lui demander conseil.
— Ouais, sauf que parfois le
maque te nique sévère.
— Eh bien, tu réagis pareil
avec le libraire qu’avec le maque : s’il t’encule, tu
reviens et tu le défonces.
— Ça me paraît un peu
excessif.
— Faudrait savoir ce que tu
veux.
Un mince sourire s’écoula des lèvres
d’Ozy. Laissant Elmo lire quelques pages, il examina la pièce. Un
calme respectueux embrasait la librairie. Similaire à une église,
ou à un cimetière. Depuis une affiche, un gros canard jaune fluo
surveillait l’endroit. Ozy se détourna en se rongeant le pouce. Il
dégaina une cigarette, changea d’avis, la ressortit encore,
fractura le papier, laissa tomber.
Elmo leva un sourcil. Ou plutôt, le
sourcil resta sur place, et l’univers s’abaissa.
— Faut que t’arrêtes le café,
mec.
— Pas bu une tasse depuis trois
mois. Me limite à la coke.
— Je sais pas si c’est
suffisant. Mate ton froc, tu bandes à mort.
Ozy baissa les yeux vers son pubis.
— Ah putain, c’est mon Glock.
Quelle idée de merde, de mettre un slim.
— Faut que tu fasses plus
attention. Ça se voit à des kilomètres. Tu vas te faire coffrer
pour harcèlement sexuel armé.
— T’as raison. Dès que je
rentre, j’enfile un baggy.
Elmo soupira. Il posa Big Sur et
fit signe à Ozy de le suivre à la fenêtre, qu’il entrebâilla.
La fournaise du Nevada dorlota leurs épidermes.
— C’est quoi ton problème ?
— Quel problème ? J’ai
pas de problème.
— Je te connais mieux que ça,
Ozy. Dis-moi ce qui te tracasse.
Ozy cigaretta une deuxième cigarette.
— C’est le contrat De
Grutolla ? continua Elmo. Parce que tu sais, je comprendrais.
T’as des contrats parfois qui font bizarre. Péter les deux genoux
d’un type devant ses gosses, ça secouerait n’importe qui. T’as
pas à avoir honte.
— Nan, ça je m’en fous.
— T’es sûr ? T’étais
un peu pâle.
— Je t’ai dit, j’avais loupé
mon petit-déj. J’étais en hypoglycémie.
— C’est quoi, alors ?
Ozy porta la cigarette à ses lèvres
et mordit dedans. Pas fort, juste pour jouer. Ses yeux rencontrèrent
ceux d’Elmo, brièvement, avant de s’esquiver. J’adorerais
trouver une bonne métaphore pour insister sur le bleu incroyable de
ses iris. Ça serait original.
— C’est rien. Juste des
problèmes de famille.
— Tes parents ?
— Ouais. Ils arrêtent pas de
faire des blagues sur les mérites de la vie célibataire, mais ça
ressemble de moins en moins à des blagues. Ça m’inquiète, tu
sais ? T’as la trentaine, tu crois que tes parents s’aiment
comme quand t’étais gamin, et puis d’un coup les choses
déraillent.
Elmo posa une main réconfortante sur
son épaule.
— Il s’est passé quelque
chose entre eux ? T’as une idée ?
— C’est surtout maman. Elle en
veut à papa pour quelque chose. Il taffe vachement en ce moment. Il
revient tard, elle le voit jamais.
— Tu trouves pas ça un peu
bizarre ?
Focalisons-nous sur la cigarette d’Ozy.
Elle est agitée entre eux comme un bâton d’encens.
— De quoi ?
Sa pointe flamboie. Elle brûle.
Consume le monde.
— Qu’il revienne tard. Je veux
dire, il est écrivain. T’en connais beaucoup, des écrivains qui
bossent ? Et puis c’est un peu un stéréotype, le type qui
dort au bureau. En général c’est code pour autre chose.
Les doigts d’Ozy humidifient son
filtre. Sueur.
— Je comprends pas.
Il n’y a pas de fumée sans feu.
— Ozy, tu t’es jamais demandé
si ton père avait une maîtresse ?
Pause. Faisons un pas en arrière. Les
pupilles d’Ozy se sont agrandies. Sa pomme d’Adam tremble. Dans
sa tête, deux neurones ont percuté.
— Ah le con.
— Tu crois que c’est une
possibilité ?
Les narines d’Ozy prirent une
inspiration massive. Dans la pièce ; l’air se déplaça,
l’oxygène se fit plus rare, la poussière s’ondula, les pages
des livres se tournèrent, les cheveux de Juan s’agitèrent, un
mini-vortex se créa.
Ozy sentit son pouls ralentir.
Dou-ce-ment.
— Pas qu’un peu. C’est
évident, maintenant que tu le dis. Mon père se tape une autre nana.
Tu crois que maman sait ?
— Elle doit s’en douter. Elle
est pas conne, ta mère.
Ozy acquiesça. Plus tranquille qu’un
vagabond mexicain pieds nus dans une prairie de marguerites soufflées
par le vent des vallées infinies.
— OK. À la limite, que mon père
baise une connasse, c’est pas important. Il a juste besoin de
travailler sa cardio avec quelqu’un d’autre. Ça se comprend.
Mais si maman est au courant, c’est pas bon.
— Qu’est-ce que tu veux
faire ?
— Faut qu’on trouve la pute.
Elmo se caressa la mâchoire, vu qu’il
n’avait pas de barbe.
— Voilà ce que je propose. On
suit ton père jusqu’à chez sa meuf, on attend genre quinze
minutes, on défonce la porte, on les prend la main dans le sac, on
bute la salope, on fait la morale à ton père : affaire réglée.
Ozy secoua la tête.
Non-non-non-non-non.
— Je peux pas ouvertement
m’impliquer, expliqua-t-il. Ça me foutrait au milieu de
l’engueulade parentale.
— OK. Alors voilà ce que je
propose. On suit ton père jusqu’à chez sa meuf, on attend qu’il
parte, on défonce la porte, on bute la salope : affaire réglée.
— Pas sûr. Ça ne l’empêchera
pas de recommencer avec d’autres. Faut qu’on lui fasse passer
l’envie de mettre sa bite n’importe où.
Elmo hocha lentement la tête, faisant
osciller le centre de gravité de la pièce. Ça s’avérait plus
compliqué que prévu. Ozy, lui, en avait presque fini avec sa
cigarette – qui maintenant ressemblait moins à un bâton d’encens
qu’à la lame d’une épée.
— Elmo, je sais ce qu’on va
faire. On va aller chez la pouffiasse. On va lui foutre la trouille
de sa vie. Ensuite, on va lui dire de rompre avec mon père. Mais pas
à l’amiable : faut que ce soit dégueulasse. Faut qu’elle
lui brise son putain de cœur.
— Pigé. On le dégoûte.
— Exactement. On le dégoûte
tellement qu’il ne pensera jamais à réessayer. Et paf, mariage
sauvé.
— Ça pourrait marcher. Elle, on
en fait quoi ?
— Rien tant qu’elle n’a pas
rompu. Après, je sais pas. Peut-être qu’on lui casse quelque
chose.
Elmo hocha encore la tête. Rebelote
pour le centre de gravité. J’espère que vous n’avez pas le mal
de mer.
— Ça me paraît raisonnable. On
s’en occupe maintenant ?
— Ouais.
Ozy acheva sa clope ; Elmo choisit
deux livres ; ils se présentèrent au comptoir ; Juan leur
dégaina un sourire sincère.
— Vous avez fait votre choix ?
— Vous m’avez convaincu. Je
vous prends The Dharma Bums et Mexico City Blues.
— Merveilleux. Vous n’allez
pas regretter.
— J’espère que non, sourit
Elmo. Sinon je reviens vous couper une oreille.
Juan rigola à cette blague d’excellent
goût. Il la répéterait à sa femme ce soir, tiens. Il se rendit
soudain compte qu’elle lui manquait.
— Je vous emballe ça ?
— S’il vous plaît.
La porte claqua. Ozy venait de sortir
de la boutique. Sa silhouette s’attarda une seconde devant la
vitrine puis s’éloigna, cigarette neuve coincée entre les doigts.
Juan enroula tant bien que mal les livres dans du papier-cadeau, les
tendit à Elmo, et ne put s’empêcher de commenter :
— Vous savez, ce ne sont pas mes
affaires… Mais il m’a l’air drôlement chargé, votre copain.
Faudrait peut-être qu’il se défoule un peu.
— Vous inquiétez pas. On s’en
va justement trouver une fille.
J'ai pensé à Animal Lecteur au début, un strip dans le journal de Spirou, et c'est plus que ça : l'auteur joue avec les clichés avec bonheur.
RépondreSupprimerPas vraiment d'histoire, plutôt une démonstration ludique du savoir faire d'un auteur qui maitrise les codes du polar.
J'ai aimé, ça change.