Je suis morte un peu avant de connaître
la consécration. Douze jours, à une heure près, très exactement.
On dira qu’il s’en est fallu de peu. On dira même, après tant
d’années de galère, de doutes, de vaches maigres, d’espoirs
sans cesse déçus et de médailles en chocolat, que c’est rageant.
Ou juste que c’est ballot, car il est autrement plus rageant
d’avoir tout perdu. À commencer par la vie.
J’y tenais à cette chienne de vie.
Je n’en avais simplement pas conscience. Comment avoir conscience
de quelque chose d’aussi naturel, d’aussi évident ? Il me
restait quoi ? Quarante ? Cinquante ans ? Je disposais
de tout le temps du monde, et j’étais heureuse. Pas à chaque
instant, pas à étinceler de cette grâce agaçante que dégagent
celles que le bonheur inonde de facilité. J’étais heureuse avec
mes frustrations, mes échecs, mes désillusions, mes petits maux
d’âme et le quotidien léger tant il s’écoule sans heurt ni
morosité.
Ignorant que j’étais heureuse, je
suis morte ivre de joie, et de champagne. Du vrai, français jusqu’à
l’indécence pécuniaire. Certains événements s’arrosent sans
compter, et ce n’est pas tous les jours que la MWA vous décerne un
Edgar. Meilleur roman policier de l’année. Pour quelqu’un qui
n’a jusqu’ici publié que des aventures historiques et des
ouvrages « jeunesse » au succès très mitigé, cette
récompense est aussi inattendue qu’enivrante. Dans douze jours, je
poserai avec la statuette de maître Poe sur le bras.
Je poserais.
J’aurais posé.
C’est mon agent qui figure sur la
photo. Un bras en écharpe, appuyé sur une canne, la larme face à
l’objectif, très humble, très digne. Moi, je suis dans une urne,
poussière d’os et cendres de bois, définitivement dessoulée. Ma
mère garde les enfants. Mon père console ma sœur. Seul mon mari
trouve la force d’assister à la cérémonie dont je suis l’héroïne
par contumace grâce à l’hommage sobre mais chargé d’émotions
que me rend en quelques phrases mon agent.
Mon agent, mon inspiratrice, ma
conseillère, ma correctrice, mon amie, mon assassin.
Douze jours plus tôt, c’est avec
elle que j’arrose mon unique prix littéraire et, puisqu’elle
descend deux coupes pendant que j’en sirote une, quand la bouteille
est vide et que le serveur sourit en la regardant tituber vers la
sortie, c’est moi qui prends le volant de sa voiture. Le trajet est
court, je roule prudemment, j’ai toujours très bien tenu l’alcool.
Moins bien qu’elle, à l’évidence.
Sur la voie rapide, elle dégrafe tout
à coup ma ceinture et abaisse brutalement le volant vers la droite.
La voiture percute le bloc de béton à la séparation entre deux
tronçons. L’airbag conducteur ne se déclenche pas. Je passe
jusqu’à l’abdomen à travers le pare-brise.
Fin.
À une époque, j’aurais plutôt
écrit : « L’aube que je croyais pointer était un
crépuscule ». De la même manière, j’aurais commenté
l’énoncé de ce qu’elle est pour moi par : « Que de
cordes à son arc… et que de flèches dans son carquois ! ».
C’est elle qui m’a libérée des
clichés, des métaphores emphatiques, de l’usage abusif des points
de suspension et d’exclamation. Elle qui a raccourci mes phrases en
m’apprenant à chasser l’adverbe superflu. Elle qui m’a montré
l’existence quasi systématique du mot remplaçant à lui seul une
tournure alambiquée ou une avalanche d’adjectifs.
À de laconiques suggestions près,
dont je tenais scrupuleusement compte sans en tirer le moindre
enseignement, mon premier agent se contentait de vendre mes
manuscrits aux éditeurs idoines. Elle, elle m’a appris à
composer, à jouer de chaque instrument, à placer ma voix, à
étendre ses octaves, à faire de ma plume un orchestre au service de
mon imaginaire, à lui permettre d’interpréter plus que mes
fantasmes, à m’essayer à un genre littéraire dont je ne
connaissais que l’expression cinématographique, à savourer la
réussite en petites lampées effervescentes. La carrière qu’elle
a avortée lui doit beaucoup.
Cela paraît idiot, puisqu’elle avait
tant à y perdre, mais elle ne m’a pas seulement ôté la vie, elle
me l’a prise. Avec la patience et l’habileté sereines qui me
l’ont fait longtemps admirer.
Mes enfants, mes parents, ma sœur, mon
mari, nos amis, le chien de la maison, elle n’a qu’à séduire
sans pousser ses avantages, en éconduisant juste ce qu’il faut
pour ne fermer aucune porte, en étant rare quand elle manque, en
surgissant lorsqu’on ne l’espère plus. Elle ne peine qu’avec
le chat, mon chat, mais il ne lui résiste que par principe et il
finit par l’adopter. Elle est moins routinière que moi, mais elle
sait se poser, c’est suffisant pour qu’il trouve sa place à côté
de son portable, où qu’elle s’installe pour travailler. Les
chats sont des animaux d’habitude, le mien s’apaise au bruit des
doigts qui courent sur le clavier, et elle pianote plus vite que moi.
Une fois le chat conquis, il ne lui
reste qu’à devenir moi sans me ressembler en aucune façon.
Surtout pas la femme, juste moi la romancière à l’Edgar posthume.
Et elle excelle. Elle se coule dans ma plume, elle imite ma voix,
elle écrit comme j’écris, comme elle m’a appris à le faire,
comme elle l’a fait dès la seconde où elle m’a prise par la
main pour m’ouvrir une notoriété inaccessible. Il m’est
difficile de me leurrer, aujourd’hui, ce roman qui m’a coûté la
vie, nous l’avons pondu à deux, de bout en bout. Elle n’en est
pas seulement l’initiatrice, la directrice d’édition et le
rewriter. Elle en est l’auteur au même titre que moi. Peut-être
plus que moi. Il n’y a qu’à juger de la vitesse et de l’aisance
avec laquelle elle écrit la suite. Pas vraiment la suite. Un ouvrage
de transition, ainsi que le chroniquent certains critiques, un
passage de témoin, la preuve que seule notre coopération a fait de
moi ce que je suis devenue.
Elle ne prononce pas un mot pour me
dénigrer, ne s’accapare aucun mérite. Qu’en aurait-elle
besoin ? D’autres le font pour elle. Et les chiffres de vente
sont symptomatiques, comme l’Edgar qu’elle empoche sous sa seule
identité, pour son troisième roman si l’on convient que mon
dernier était une œuvre commune, celui qui me relègue
définitivement au rôle de prête-nom. Pourtant jamais elle ne
laisse entendre qu’elle aurait pu n’avoir été que nègre, tapie
dans mon ombre.
Elle refuse de s’installer dans la
maison du Maine que mon mari n’a pas quittée. Elle accepte de
l’épouser après qu’il se soit décidé à déménager. À
quelques gares de Manhattan, dans une copropriété sécurisée et
suréquipée, la maison est immense, les enfants sont ravis. Les
banques ont le consentement plutôt souple avec les romancières à
succès, et Hollywood commence à s’intéresser à ce succès.
Elle vit mes rêves en toute
simplicité, avec la marge que confère la préméditation. Je n’ai
aucun effort à faire pour la haïr et aucun espoir de n’y rien
changer. Elle m’est inaccessible. Le monde m’est inaccessible. Je
l’observe par des sens qui n’existent pas, les vestiges atrophiés
de ceux qui furent les miens et que je ne sais focaliser que sur mes
obsessions. Elle et ce qu’elle m’a volé. Je l’épie, je la
guette, je vois le temps passer, s’envoler, irrémédiablement,
sans moi. Je suis tellement impuissante que même les rides qu’elle
attrape au fil des ans m’enragent.
L’où je suis ne communique pas avec
le monde. L’où je suis ne possède sur celui-ci que quelques
fenêtres d’aigreur pure. Cette aigreur qui me dote de tant de
forces dans le néant et ses outrances. Au point que je n’en ai pas
souffert une seconde, quand toutes les âmes, maudites ou damnées,
belles ou généreuses, endurent le martyre et implorent une fin
qu’elles espèrent précipiter en se lacérant mutuellement. Le
purgatoire ? Même pas. Et si loin de l’enfer. Au fil des
souffrances, j’ai découvert la source de tous les maux d’où je
suis, d’où nous sommes, d’où nous finissons tous :
l’éternité.
C’est long l’éternité.
Et c’est là, à quelqu’âge que tu
me viennes, que je t’attends, mon amie. Riche de toutes les
expériences dont tu n’auras pu me priver. Douleur.
C'est très bon, un témoignage sur une vie volée. La langue est très sûre et tous les conseils donnés sont de ceux que l'on m'a aussi prodigué (ce qui me rassure sur la qualité des mes "amis", les guillemets sont là pour une quelconque invitation véhiculée...). Seul reproche, j'aurai aimé resté plus longtemps en si charmante compagnie.
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