mercredi 4 mars 2015

Nouvelle 22 - La mort de pépette en prison - Thomas Carreras




Avachi au comptoir de sa librairie, Juan se demandait si cette nuit, pour célébrer leur dixième anniversaire de mariage, sa femme allait encore enfiler son costume de dominatrice. Il espérait que non. Dix ans et quatre gosses, ça vous change une femme. Remarque, lui non plus n’était pas au top de sa forme. Ça faisait un moment qu’il n’avait pas vu ses pieds.
Il s’ébroua, histoire d’oublier l’image de son bide morbide. Fallait qu’il s’occupe. Alors qu’il dressait une liste de choses productives à entreprendre (lire les nouveautés non inventoriées les livres galère mater un porno la flemme promouvoir la lecture jeunesse eh pourquoi pas), la porte de la librairie s’ouvrit soudain.
UN CLIENT.
Et pas n’importe lequel. Il était massif, à tel point que sa silhouette bloquait la lumière de l’extérieur. Juan alluma l’unique ampoule pendouillant au plafond.
— Je peux vous aider ? demanda-t-il.
C’était la première fois que Juan voyait une poutre humaine, et il ne savait pas trop comment agir. Ladite poutre ne répondit pas. Normal, ça ne parle pas les poutres. Oulà, ma métaphore part en couille.
Bref, le béhémoth, dont les pupilles se baladaient sur les rayons de livres, fit un pas en avant. Et une autre silhouette apparut derrière lui. Feu d’artifice dans la cervelle de Juan.
UN DEUXIÈME CLIENT.
Qui, comble de bonheur, s’avéra loquace. Juan n’en croyait pas sa chance. Ça faisait des semaines qu’il n’y avait pas eu de conversation dans la boutique.
— Putain Elmo, qu’est-ce qu’on fout ici ? J’ai un mauvais pressentiment. C’est comme le mois dernier, quand on a pris des hot-dogs chez Danny. Même situation. J’avais mon sixième sens qui s’affolait, et je l’ai pas respecté. Résultat : dans nos pains, au lieu de deux saucisses, on retrouve deux doigts. Galère, putain. Danny il nous a même pas remboursés.
Client N°1, qu’on appellera désormais Elmo, ignora Client N°2 et rejoignit Juan. Alors qu’il avançait vers la lumière, le libraire s’aperçut que son visage était sévèrement sillonné de tatouages tribaux. Ça donnait l’impression qu’il trimballait un masque mortuaire.
— Bonjour, roula Elmo d’une voix étonnamment suave.
— Bonjour monsieur.
Ça faisait quatre générations que la famille de Juan était américaine. D’où l’absence d’accent hispanique! Détail que je me permets de glisser.
— Je cherche un livre pour ma copine. Elle s’est récemment mise à lire les gars de la Beat Generation. Je me demandais si vous aviez des titres à proposer.
— Bien sûr. Vous avez des auteurs particuliers en tête ?
— Elle a beaucoup lu Ginsberg, donc je pensais à quelque chose de différent. Vous n’auriez pas un livre signé Neal Cassady, à tout hasard ?
Juan grimaça une grimace.
— Honnêtement, il était meilleur muse que poète. Je n’ai pas ses textes en rayons, mais je peux le commander si vous voulez.
— Pas grave. Kerouac, vous avez ?
— Absolument. Laissez-moi vous montrer…
— C’est bon, on peut se débrouiller, interrompit Client N°2.
— Non non, rétorqua Elmo. S’il vous plaît, montrez-nous.
Client N°2 leva les yeux au ciel/plafond. Juan, après une infime hésitation, sortit de derrière le comptoir et guida les deux hommes dans la pièce d’à côté. En passant, il se permit un rapide coup d’œil vers Client N°2. Jeune, blond, musclé, bronzé, yeux bleus. Juan remarqua aussi qu’une érection colossale déformait le jean du surfeur. Bizarre.
— Bon. J’imagine qu’elle a déjà lu On the Road?
Elmo hocha la tête.
— Elle a aimé ?
— Énormément. Elle arrête pas d’en parler.
Juan sourit et lança ses mains parmi les étagères. Ses doigts pianotèrent les tranches des livres, caressant, déplaçant, ressentant, saisissant, toujours avec dextérité. Il présenta une sélection.
— Trois grands titres : The Dharma Bums, Big Sur, et Mexico City Blues. Tous écrits par Kerouac. Vous pouvez plus ou moins voir The Dharma Bums comme la suite de On the Road. La différence majeure étant dans les thèmes ; ici Kerouac essaie de concilier sa vie en ville et dans la nature. Il y a aussi une bonne dose de pseudo-bouddhisme, un mélange entre le Zen et le Beat.
— Les deux autres ?
— Big Sur est aussi un roman autobiographique, cette fois avec Kerouac en temps qu’écrivain reconnu, pas le bohémien des bouquins précédents. Crises existentialistes, problèmes d’alcool, le tout sur fond de vagues du Pacifique. Et Mexico City Blues est un recueil de poèmes. Imaginez du jazz en lettres.
— Vous avez un préféré ?
— The Dharma Bums. Notamment pour la présence de Gary Snyder dans le texte. Un dingue. J’ai quelques-uns de ses recueils aussi, si vous êtes intéressé.
De la part de Juan : grand sourire.
De la part de Elmo : roulement de langue sur les gencives, froncement de sourcil, coup d’œil à la montre, inspiration nasale.
Puis :
— Ça va aller. Donnez-nous deux secondes pour réfléchir.
— Pas de problème. Je suis au comptoir si vous avez besoin.
Juan fit demi-tour, et j’utilise ici mes super pouvoirs de narrateur pour ralentir l’action. Slow motion puissance max. Je veux que vous visualisiez la semelle gauche de Juan ; en train de s’élancer dans les airs ; provoquant des tornades de poussière et de cendre ; déplaçant des écosystèmes bactériologiques. À ce rythme, il lui faudra quatre paragraphes pour atteindre le parquet. On a tout le temps du monde.
Ici, il nous faut prendre une décision. On peut continuer de coller à Juan – et assister à ses diverses réactions face à cette clientèle inhabituelle – ou on peut rester avec ladite clientèle – et écouter une conversation modérément intéressante. Perso, je penche pour la deuxième option. Et en vrai vous n’avez pas d’autre choix que de me suivre, mais n’ayez surtout pas l’impression que je vous force. On est en démocratie.
Eeeeet c’est reparti. Juan s’éloigna des deux hommes, qui attendirent qu’il soit hors de portée auditive pour reprendre.
— Sans déc, commença Client N°2. T’as jamais entendu parler d’Amazon ? Pourquoi on s’est cassé le cul à venir jusqu’ici ?
— Relax, Ozy (parce que c’était ça son vrai nom, pas « Client N°2 »). C’est pas comme si t’avais un truc pressant à faire cet aprèm.
— Qu’est-ce que t’en sais ? Tant j’ai un contrat à régler pour Lazarus.
— Tu m’en aurais parlé.
— Pas forcément, Elmo. Tant c’est un contrat super simple. Tant j’ai pas besoin de toi. Tant j’ai décidé de faire carrière solo.
— Est-ce que t’as un contrat à régler pour Lazarus ?
— Non, mais je pourrais, putain. C’est une question de principe. Descendre ici, c’est une perte de temps. Il t’aurait fallu cinq minutes pour commander ces bouquins en ligne. Même pas.
Elmo, qui jusqu’alors lisait le dos de Mexico City Blues, leva pesamment ses yeux vers Ozy.
— T’as raison. Ça m’aurait pris moins longtemps. Mais j’aurais choisi le recueil de poèmes merdique de Neal Cassady, au lieu d’un chef d’œuvre de Jack Kerouac. Et au final, Rebecca se retrouverait avec un cadeau moins bon.
Elmo pointa Juan du doigt.
— Ce type, au comptoir, il dispose d’un savoir incroyable. Et le service qu’il t’offre, c’est de partager ses connaissances. C’est comme un maque avec ses putes : c’est con de pas lui demander conseil.
— Ouais, sauf que parfois le maque te nique sévère.
— Eh bien, tu réagis pareil avec le libraire qu’avec le maque : s’il t’encule, tu reviens et tu le défonces.
— Ça me paraît un peu excessif.
— Faudrait savoir ce que tu veux.
Un mince sourire s’écoula des lèvres d’Ozy. Laissant Elmo lire quelques pages, il examina la pièce. Un calme respectueux embrasait la librairie. Similaire à une église, ou à un cimetière. Depuis une affiche, un gros canard jaune fluo surveillait l’endroit. Ozy se détourna en se rongeant le pouce. Il dégaina une cigarette, changea d’avis, la ressortit encore, fractura le papier, laissa tomber.
Elmo leva un sourcil. Ou plutôt, le sourcil resta sur place, et l’univers s’abaissa.
— Faut que t’arrêtes le café, mec.
— Pas bu une tasse depuis trois mois. Me limite à la coke.
— Je sais pas si c’est suffisant. Mate ton froc, tu bandes à mort.
Ozy baissa les yeux vers son pubis.
— Ah putain, c’est mon Glock. Quelle idée de merde, de mettre un slim.
— Faut que tu fasses plus attention. Ça se voit à des kilomètres. Tu vas te faire coffrer pour harcèlement sexuel armé.
— T’as raison. Dès que je rentre, j’enfile un baggy.
Elmo soupira. Il posa Big Sur et fit signe à Ozy de le suivre à la fenêtre, qu’il entrebâilla. La fournaise du Nevada dorlota leurs épidermes.
— C’est quoi ton problème ?
— Quel problème ? J’ai pas de problème.
— Je te connais mieux que ça, Ozy. Dis-moi ce qui te tracasse.
Ozy cigaretta une deuxième cigarette.
— C’est le contrat De Grutolla ? continua Elmo. Parce que tu sais, je comprendrais. T’as des contrats parfois qui font bizarre. Péter les deux genoux d’un type devant ses gosses, ça secouerait n’importe qui. T’as pas à avoir honte.
— Nan, ça je m’en fous.
— T’es sûr ? T’étais un peu pâle.
— Je t’ai dit, j’avais loupé mon petit-déj. J’étais en hypoglycémie.
— C’est quoi, alors ?
Ozy porta la cigarette à ses lèvres et mordit dedans. Pas fort, juste pour jouer. Ses yeux rencontrèrent ceux d’Elmo, brièvement, avant de s’esquiver. J’adorerais trouver une bonne métaphore pour insister sur le bleu incroyable de ses iris. Ça serait original.
— C’est rien. Juste des problèmes de famille.
— Tes parents ?
— Ouais. Ils arrêtent pas de faire des blagues sur les mérites de la vie célibataire, mais ça ressemble de moins en moins à des blagues. Ça m’inquiète, tu sais ? T’as la trentaine, tu crois que tes parents s’aiment comme quand t’étais gamin, et puis d’un coup les choses déraillent.
Elmo posa une main réconfortante sur son épaule.
— Il s’est passé quelque chose entre eux ? T’as une idée ?
— C’est surtout maman. Elle en veut à papa pour quelque chose. Il taffe vachement en ce moment. Il revient tard, elle le voit jamais.
— Tu trouves pas ça un peu bizarre ?
Focalisons-nous sur la cigarette d’Ozy. Elle est agitée entre eux comme un bâton d’encens.
— De quoi ?
Sa pointe flamboie. Elle brûle. Consume le monde.
— Qu’il revienne tard. Je veux dire, il est écrivain. T’en connais beaucoup, des écrivains qui bossent ? Et puis c’est un peu un stéréotype, le type qui dort au bureau. En général c’est code pour autre chose.
Les doigts d’Ozy humidifient son filtre. Sueur.
— Je comprends pas.
Il n’y a pas de fumée sans feu.
— Ozy, tu t’es jamais demandé si ton père avait une maîtresse ?
Pause. Faisons un pas en arrière. Les pupilles d’Ozy se sont agrandies. Sa pomme d’Adam tremble. Dans sa tête, deux neurones ont percuté.
— Ah le con.
— Tu crois que c’est une possibilité ?
Les narines d’Ozy prirent une inspiration massive. Dans la pièce ; l’air se déplaça, l’oxygène se fit plus rare, la poussière s’ondula, les pages des livres se tournèrent, les cheveux de Juan s’agitèrent, un mini-vortex se créa.
Ozy sentit son pouls ralentir.
Dou-ce-ment.
— Pas qu’un peu. C’est évident, maintenant que tu le dis. Mon père se tape une autre nana. Tu crois que maman sait ?
— Elle doit s’en douter. Elle est pas conne, ta mère.
Ozy acquiesça. Plus tranquille qu’un vagabond mexicain pieds nus dans une prairie de marguerites soufflées par le vent des vallées infinies.
— OK. À la limite, que mon père baise une connasse, c’est pas important. Il a juste besoin de travailler sa cardio avec quelqu’un d’autre. Ça se comprend. Mais si maman est au courant, c’est pas bon.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Faut qu’on trouve la pute.
Elmo se caressa la mâchoire, vu qu’il n’avait pas de barbe.
— Voilà ce que je propose. On suit ton père jusqu’à chez sa meuf, on attend genre quinze minutes, on défonce la porte, on les prend la main dans le sac, on bute la salope, on fait la morale à ton père : affaire réglée.
Ozy secoua la tête. Non-non-non-non-non.
— Je peux pas ouvertement m’impliquer, expliqua-t-il. Ça me foutrait au milieu de l’engueulade parentale.
— OK. Alors voilà ce que je propose. On suit ton père jusqu’à chez sa meuf, on attend qu’il parte, on défonce la porte, on bute la salope : affaire réglée.
— Pas sûr. Ça ne l’empêchera pas de recommencer avec d’autres. Faut qu’on lui fasse passer l’envie de mettre sa bite n’importe où.
Elmo hocha lentement la tête, faisant osciller le centre de gravité de la pièce. Ça s’avérait plus compliqué que prévu. Ozy, lui, en avait presque fini avec sa cigarette – qui maintenant ressemblait moins à un bâton d’encens qu’à la lame d’une épée.
— Elmo, je sais ce qu’on va faire. On va aller chez la pouffiasse. On va lui foutre la trouille de sa vie. Ensuite, on va lui dire de rompre avec mon père. Mais pas à l’amiable : faut que ce soit dégueulasse. Faut qu’elle lui brise son putain de cœur.
— Pigé. On le dégoûte.
— Exactement. On le dégoûte tellement qu’il ne pensera jamais à réessayer. Et paf, mariage sauvé.
— Ça pourrait marcher. Elle, on en fait quoi ?
— Rien tant qu’elle n’a pas rompu. Après, je sais pas. Peut-être qu’on lui casse quelque chose.
Elmo hocha encore la tête. Rebelote pour le centre de gravité. J’espère que vous n’avez pas le mal de mer.
— Ça me paraît raisonnable. On s’en occupe maintenant ?
— Ouais.
Ozy acheva sa clope ; Elmo choisit deux livres ; ils se présentèrent au comptoir ; Juan leur dégaina un sourire sincère.
— Vous avez fait votre choix ?
— Vous m’avez convaincu. Je vous prends The Dharma Bums et Mexico City Blues.
— Merveilleux. Vous n’allez pas regretter.
— J’espère que non, sourit Elmo. Sinon je reviens vous couper une oreille.
Juan rigola à cette blague d’excellent goût. Il la répéterait à sa femme ce soir, tiens. Il se rendit soudain compte qu’elle lui manquait.
— Je vous emballe ça ?
— S’il vous plaît.
La porte claqua. Ozy venait de sortir de la boutique. Sa silhouette s’attarda une seconde devant la vitrine puis s’éloigna, cigarette neuve coincée entre les doigts. Juan enroula tant bien que mal les livres dans du papier-cadeau, les tendit à Elmo, et ne put s’empêcher de commenter :
— Vous savez, ce ne sont pas mes affaires… Mais il m’a l’air drôlement chargé, votre copain. Faudrait peut-être qu’il se défoule un peu.
— Vous inquiétez pas. On s’en va justement trouver une fille.

1 commentaire:

  1. J'ai pensé à Animal Lecteur au début, un strip dans le journal de Spirou, et c'est plus que ça : l'auteur joue avec les clichés avec bonheur.
    Pas vraiment d'histoire, plutôt une démonstration ludique du savoir faire d'un auteur qui maitrise les codes du polar.
    J'ai aimé, ça change.

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