mercredi 18 février 2015

Nouvelle 15 : La rivière aux biches - Vincent Crouzet

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Je m’appelle Abdul Jamil.
Je m’appelais Abdul Jamil. Je suis né à six kilomètres de la frontière pakistanaise, sur un plateau sans arbres. Mon village survivait autour d’un puits capricieux, à l’eau noire, vomitive d’une terre ingrate. Quel fou, quel illuminé avait donc décidé qu’ici vivraient un jour des hommes de foi, de rien, d’horizons pourpres ? Au revers du basculement d’une colline de poussière, on change de pays, mais pas de peuple. Nous sommes tous des Pachtounes. Entre Waziris, Kharotis et Sulaimankhels, nous nous faisions la guerre tribale, nous nous faisons toujours la guerre. Mais pour une femme, un mur, un chien, une chèvre. La guerre, celle qui est venue, s’est emparée de nos rêves, et a pris le reste. Mes oncles sont partis les premiers, et ont franchi le poste-frontière d’Angoor Adda. Ils donnent encore des nouvelles. Ils ont traversé le Waziristan. Ils sont descendus à la grande ville. Ils font les fiers à Karachi, se sont mariés avec des jeunes femmes aux jambes plus longues que les filles Ghilji de chez moi. Mon vieux père est resté. Ma mère, Aliah, n’a pas survécu à un virus violent, dénommé la grippe, portée par les envahisseurs, les occupants, comment donc les nommer ? Ces bâtards roux, blonds, ou bien noirs, gras, oui, adipeux, qui portent des gants lorsqu’ils nous serrent la main. Les deux concubines de mon vieux père m’ont toujours détesté. Je suis devenu leur chose. Qui porte, creuse, court, nettoie, cherche jusqu’à l’aurore les animaux égarés, et donne son dos à des flagellations brèves, mais épineuses. J’ai attendu avant de fuir. J’ai résisté. Même la nuit, lorsque parfois sifflaient des flèches de métal et de feu qui s’abattaient sur les hauteurs où flottaient les drapeaux de notre Calife. Et un jour, ils sont arrivés. Cent, deux cents véhicules ? Autant de bulldozers aux roues hautes comme cinq hommes. Et Shkin, mon village, mon puits, mes pleurs, est devenu la base des opérations spéciales de nos envahisseurs. D’abord, ce sont des grands types de provinces appelées chez eux Utah et Oregon qui sont venus les premiers. Pour tout raser, aplanir. Notre maison a disparu la première. On nous a repoussés à trois kilomètres de là, où l’eau noire ne point plus, sous de grandes tentes blanches sous lesquelles tu suffoques à partir d’avril, et qui ne retient rien des grands vents du nord, dans l’hiver des longues plaintes. On nous a utilisés sur le chantier pour un salaire de mendiant. Pourtant, ces dollars, je les ai soustraits aux concubines de mon père, et les ai dissimulés dans le muret aux scorpions où personne d’autre que moi ne glisserait ses doigts. Lorsque leur fort a été érigé, ils l’ont appelé Alamo. C’est en souvenir d’un combat célèbre, dans l’histoire de leur pays hérétique. Comme si l’on pouvait compter des braves chez ces infidèles. Et les Diables ont surgi. De lourds hélicoptères sombres les ont déposés. Les soldats-ouvriers ont été remplacés par de vrais guerriers. Trois mille tueurs surarmés bouffaient, pissaient et chiaient sur ma terre d’enfant.
Alors, j’ai mis les doigts dans le muret aux scorpions, et je m’en suis allé. J’ai voyagé dans les zones tribales, j’ai embrassé mes oncles à Karachi, une femme de trois fois mon âge m’a donné à goûter ce que je convoitais depuis des années, dans le red light district, Napier Road. J’ai embarqué sur un navire de haute mer. Je n’avais jamais vu l’océan. J’ai dégueulé des jours, des nuits. On m’a montré une lueur dans une tempête, la pointe sud de l’Afrique, puis j’ai prié sur le pont d’un cargo saisi par une douceur étouffante, j’ai cessé d’être malade, j’ai travaillé à bord pour me nourrir, et nous sommes entrés, au-delà d’un vrai détroit, sur une mer moins grise. Quelques nuits, encore, et l’on nous a débarqués à l’heure où courent les rats sur les quais, dans un port italien. Trieste. Il fait froid tout à coup. Pas le froid sec, coupant de chez moi. Autre chose. Nous avons franchi des cols à l’arrière de chargement de café moulu dans le ventre d’un camion géant. Des kilomètres, et des kilomètres, sans quitter notre refuge roulant. Un jour, une nuit. Puis on nous a débarqués honteusement, sur un terrain vague. Nous étions six, nous étions clandestins. Pris en charge par d’autres passeurs.
J’ai tenté neuf fois.
La dixième fois, je suis resté prisonnier d’un triple réseau de barbelés à l’entrée du tunnel de Calais. J’ai hurlé dans la nuit la plus sombre. Les hommes de l’Utah, ceux qui disaient pouvoir compter plusieurs femmes comme nous, avaient déroulé ce même type de défenses autour de Fort Alamo.
— Nom ? Name, please ?
­— Abdul Jamil.
— Nationalité ?
— Afghan.
Aujourd’hui, je me nomme Abdul Bari. J’avais été placé en camp de rétention. Une association de défense des migrants m’en avait sorti. J’avais gagné la capitale, Paris. J’ai vécu de misère. J’ai rencontré un émir algérien, Nabil, à la sortie de la mosquée Omar Ibn Al Khattabi. Il est doux, prévenant. Il m’a avoué qu’il était heureux, de rencontrer un jeune aussi érudit, aussi croyant. L’émir est devenu mon frère. Mon deuxième moi. Dieu me ramène, chaque prière vers la terre de mes pères, cette poussière dans le ciel épuré du coeur du monde. Abdul Jamil, j’étais serviteur de la beauté.
Ce matin, il est 07h54. Le métro est bondé. Il pue l’incroyance. Ligne 1. Arrêt Hôtel de Ville. J’ai changé au Châtelet. Ce que je porte autour de mes reins a failli me retenir dans le tourniquet du RER.
Aujourd’hui, je me nomme Abdul Bari. Je suis serviteur du Créateur, de Lui. J’ai 24 ans. J’ai survécu. Je suis cerné d’apostats. Je suis debout, les fesses calées contre un siège, l’haleine de fumeur d’un cadre en costume contre ma joue. Je suis alourdi, encombré. Dans la poche poitrinaire de ma parka, mon téléphone portable est ouvert. Un fil de cuivre le relie à ce qui est fixé au ruban adhésif à même ma peau mate.
Je suis devenu serviteur du Créateur. Je suis au coeur d’une rame de métro où se compactent près de quatre cents voyageurs. Sur mon coeur battant, un portable. Qui recevra un appel dans six minutes, et 40 secondes.
Une impulsion suffira.
La beauté de ce monde n’est qu’illusion. Un matin, enfant, je me souviens, j’avais trouvé la rivière aux biches qui ne chantait qu’au trébuchement de l’été, lorsque s’accumulaient des dépressions brutales provenues d’un océan qui nous était inconnu. Les pluies avaient tout raviné, et j’avais marché des heures dans une boue soudaine, collante, pour découvrir une cascade carmin bousculant de fragiles berges. La rivière aux biches n’était qu’un souvenir de conquérants passés. Plus d’arbres. Plus d’herbe, jamais de fleurs. Et pas la croupe d’une gazelle pour rappeler un éden d’Orient.
La beauté de ce monde n’existe plus. Il reste Lui.
Arrêt à la station Palais Royal. Dans cinq minutes, et quinze secondes, l’émir, réfugié sur l’autre rive de la Méditerranée, contactera mon téléphone portable. Je tente de tout maîtriser, mais rien, même Lui, n’apaise mon coeur qui n’obéit plus à rien.
Mon coeur, mes doigts tremblants. Je suis, sur mon parcours jusqu’au changement au Châtelet, parvenu à cacher ce qui m’envahit désormais, s’amplifie, et me ramène sur les berges désolées de la rivière aux biches. Dans la poche droite de la parka, je retrouve le réconfort, la douceur d’ivoire du chapelet offert par l’émir avant nos adieux.
Arrêt à la station Tuileries.
Quatre minutes, neuf secondes. À l’heure de la prière. Si tout demeure parfaitement minuté.
Oui. J’ai peur. Je ferme les yeux. Je ne dois pas voir leurs visages. L’émir me l’a commandé. Ne détaille pas leurs visages à eux tous. Je ne dois pas. Je ne dois penser qu’au Créateur. Pas une parole dans cette rame. Où courent donc tous les mécréants, casques sur leurs oreilles, regards capturés par leurs écrans, sans un mot pour leur voisin, leur frère, leur soeur ? Je réouvre les yeux. Et je vois tout de même leurs visages. Pas le moindre sourire. Voilà l’existence misérable de ces blasphémateurs. Oui, toi, là, accroché à la barre centrale, avec ce pins au revers de ton imperméable, Je suis Charlie, oui, toi, tu as marché avec eux il y a quelques semaines, pour défendre l’indéfendable, tu n’as pas le moindre savoir, la moindre connaissance, tu ne crois en rien d’autre que cette transhumance indécente vers plus de confort, plus de fiction, plus d’accumulation. Quelle négation. Tu ne le sais pas. Mais ce matin, je suis dépouillé, à genoux devant Lui.
Avec vous tous.
Je suis son serviteur.
Tout autour de ma taille, tout contre la sueur de mes reins, sont liés neuf pains de SEMTEX.
L’équivalent de trois kilos d’explosif pur, compact. La rame pulvérisée dans moins de trois minutes.
Arrêt station Concorde. Le plus long des arrêts. Ceux qui descendront ici survivront. Ceux qui montent partiront avec moi. Je ne dois pas voir leurs visages. Et pourtant. Toi, le fonctionnaire discret, tu nous quittes, toi la secrétaire impatiente de trouver la sortie pour fumer sur le trottoir, toi l’étudiant étourdi, vous crierez demain que vous avez échappé au pire. Vous avez tort.
Je ne dois pas laisser tomber mes yeux sur ceux que je vais tuer. Pas d’apitoiement. Je suis en route et nul ne m’arrêtera.
Toi, la jeune femme aux cheveux dorés, aux cheveux presque rouges, on aurait pu te brûler vive sur un bûcher dans nos montagnes, hier, quand nos aïeux démasquaient les démons et les sorcières, mais tu as choisi de m’accompagner, ce matin de février, d’avant printemps, tu t’es faufilée, et tu as choisi de te blottir presque contre moi parce que la foule est dense, et que ceux qu’Il a choisis s’engouffrent toujours plus nombreux dans cette rame offerte. Sonnerie. Les portes claquent.
Au prochain arrêt. Champs Élysées Clémenceau. À deux cents mètres de la sortie du métro flotte un drapeau impie sur le palais d’un chef ennemi qui n’épargne pas mes frères en Irak, et dans le grand désert du Sahara.
La rame commence à accélérer. Je n’ai jamais senti une fragrance comme le parfum de cette jeune femme rousse. Elle se colle plus encore contre moi. Son caban, son corps tiède contre les pains d’explosifs, contre mon coeur palpitant. Viens avec moi, ignorante.
Au Martyr.
Je ferme les yeux. J’ai choisi la dernière des sourates, la dernière des prières. En silence. Sans maintenant trembler. Il est trop tard. Sans psalmodier. Je ne pense plus qu’à Lui.
Au nom de Dieu, le Tout miséricorde, le Miséricordieux
Dis : "Mon refuge soit le Seigneur des hommes, le Roi des hommes, le Dieu des hommes…"
Accélération. Le sacrifice n’est qu’exaltation. Ma main droite quitte mon chapelet et ouvre la poche au téléphone. Je pose ma main moite sur le portable.
"… contre le ravage de l’instigateur sournois… "…qui chuchote dans la poitrine des hommes…".
Vingt secondes. Quelque chose comme ça. Je ne sais plus.
"…qui chuchote dans la poitrine des hommes…".
Celle qui sent le jasmin, l’ambre et les jardins, se retourne. Ses yeux verts. Comme jamais.
Dix secondes.
"… de parmi les djinns, et les hommes…".
Ma main sur le portable. Ses yeux, puis son sourire.
J’arrache le fil de cuivre.

Trois années ont passé.
Je m’appelle à nouveau Abdul Jamil. Je sers la beauté, la beauté des hommes, la beauté du monde.
Nous sommes en 2018. Les djinns, dans leurs tuniques noires, ont été vaincus par ceux qu’ils pensaient leurs frères, ceux-là mêmes, ces sages qui ont décrété que ces bourreaux n’étaient pas d’Islam. La Guéhenne a emporté les démons masqués. On ne grille plus vivants des prisonniers, des femmes et des enfants, on ne précipite plus personne du haut de tours, plus aucun dément n’égorge ni ne décapite, et les nuits paisibles ont couvert le désert.
Depuis ce matin de février, même si les menaces se sont estompées le mal rôdera toujours, je bénéficie encore d’une protection rapprochée, et je change souvent de sanctuaire. Ce soir, à la défaveur d’une journée trop courte, la lumière s’esquive sur une ligne de crêtes alpines. Hier, une première neige est tombée.
L’un de mes anges-gardiens porte ses doigts à son oreillette. Nous attendons de la visite. La route a été dégagée ce matin. Je sors sur la terrasse d’un chalet qui, lorsque nous sommes arrivés, mes deux officiers de sécurité et moi-même, empestait le poêle humide. J’ai gardé par-devers moi cette ancienne parka. J’aperçois un véhicule de gendarmerie qui ouvre la route à une berline. Encore deux épingles à cheveux cachées par les faîtes des mélèzes, et les deux véhicules se présenteront sur le terre-plein déneigé. Je descends lentement les vingt marches. J’entends dans mon dos le pas léger, rassurant, de mon officier de sécurité.
Cette nuit, j’ai rêvé de la rivière aux biches. Les envahisseurs s’en étaient allés. Sur les berges s’épanouissaient mousses, fougères, aspers. L’eau que buvaient les thars et les gazelles provenait d’une source limpide. J’avais ouvert la paume de ma main, et bu une gorgée. Un ruissellement de Dieu.
Les deux véhicules ont stoppé. J’ai longtemps demandé à la revoir, pour la première fois.
Elle descend de la berline.
Depuis qu’elle m’avait souri. Ses cheveux sont plus courts. Elle a, un peu, vieilli, mais c’est mieux encore. À huit heures et cinquante secondes, Nabil, l’émir avait composé un numéro de portable français. J’avais longtemps laissé sonner le téléphone. Beaucoup, dans la rame, s’étaient tournés, réprobateurs, vers moi. Ce sale Arabe qui nous emmerde avec son portable. Mais elle avait continué à me sourire.
Trois années ont passé, les hommes de foi, les hommes de Dieu se sont rapprochés et ont dit au monde : "Paix sur les femmes, sur les hommes de bonne volonté".
Ce soir, c’est elle qui tremble un peu. Et comme ce matin il y a trois ans, je tombe dans ses bras, et je pleure comme l’enfant de Shkin. Elle sent le jasmin, l’ambre, et les jardins.
Viens avec moi, beauté du monde, viens avec moi.
Au nom de Dieu, le Tout miséricorde, le Miséricordieux.
À la rivière aux biches.


2 commentaires:

  1. Un texte fort, bouleversant, qui happe le lecteur. C'est tellement prenant que je suis presque dèçu par le happy end, curieusement la touche d'espoir me trouble plus qu'elle ne me rassure.

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  2. Je suis assez partagé sur cette nouvelle. Elle surfe sur l'actualité mais a quelque chose de personnel aussi dans sa sensibilité. L'écriture est fine, envoutante mais l'histoire bifurque étrangement. J'ai aimé, cependant reste un goût d'inachevé ( la fin apporte son originalité mais dénote un peu par son ellipse trop importante)

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