vendredi 26 décembre 2014

Nouvelle N°6 - Stanislas Petrosky


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On a beau être en décembre, il fait beau. Connerie de réchauffement climatique ? Peut-être, mais pour un deux décembre, c’est du beau temps. Comme d’habitude les trains sont à la bourre, et c’est blindé vu l’heure, mais le soleil hivernal fait oublier les petits tracas du quotidien. Ça ne gueule pas trop sur les quais. Puis il y a ce type, planté pratiquement au bord des rails…
Il attend, seul, il sait bien que les gens le regardent, tous ces habitués qui prennent le train chaque jour. La masse laborieuse rentrant dans sa banlieue, ils ont pris l’habitude de ce vieux, qui été comme hiver est là, seul face aux éléments, le regard triste, les yeux délavés à force d’avoir sûrement trop pleuré. Il fixe la ligne d’horizon, regarde les locomotives partir et arriver, sans bouger, impassible. Un jour il se fera happer par une motrice, ce n’est pas possible autrement. Une qui ne s’arrête pas en gare, celles qui roulent assez vite.
Il ne se passe pas une seule semaine sans qu’un gamin, voulant se rendre intelligent l’interpelle :
— Alors Jacques, tu as apporté tes lilas, mais tu sais que Madeleine ne viendra pas ?
Ses copains éclatent de rire, entonnent, ou plutôt massacrent la chanson du grand Brel, mais voyant le manque de réaction du vieux, ils laissent tomber, passent à un autre sujet. Un autre passager à emmerder. Parce que l’ancien qui est là chaque jour depuis des lustres, se contrefout des railleries, des moqueries, des insultes, lui.
Puis il y a le grand dadais plus méchant et plus bête que les autres, Christian qu’il s’appelle, une sorte de chef de meute des emmerdeurs ferroviaires. Le genre de personnages qui ne prennent le train juste pour rendre invivable le voyage à tous les autres occupants du wagon. Parfois il lui lance des cailloux quand il le voit avec son bouquet de fleurs défraîchies, aujourd’hui ce sagouin  a visé juste, en plein dans le nez. Pas un gravier, non, une belle caillasse, du genre galet d’Étretat, que l’on se demande ce qu’elle foutait là. Le vieux pisse le sang, il a doucement tourné la tête vers le jeune con, sans rien dire, juste pour voir le visage de son agresseur, celui-ci rit devant son méfait, encouragé par sa cour des miracles. Il rigole beaucoup moins, quand Maxime, le chef de gare vient lui expliquer sa façon de penser.
Maxime c’est un ancien boxeur, quand il eut passé l’âge de monter sur le ring, il est entré à la SNCF, les trains il a toujours adoré. Quand cette armoire à glace remportait un combat, il y avait toujours une part de sa prime pour acheter une locomotive pour son réseau miniature, alors chef de gare, ça le branchait bien. Là, c’est de véritables convois, pas des Pacific 231E, mais tout de même. Il a aussi aménagé sa petite salle de sport dans un vieux bâtiment jouxtant la voie ferrée, histoire de garder la forme et surtout ne pas perdre sa magnifique droite. Entre deux entrées en gare, il frappe le sac de cuir ou lève de la fonte. Alors je peux vous dire que la droite  qu’il a reçue le Christian, elle l’a bien sonné, et ses roquets ont déguerpi sans demander leur reste. Étalé de tout son long sur le ballast, l’agresseur balance quelques excuses à Maxime qui ne les écoute pas, il préfère porter secours au vieux.
— Venez avec moi à la gare, je vais vous nettoyer ça.
— Non, je risque de la rater…
— Monsieur, depuis plus de cinq ans que je suis là, je vous vois tous les jours attendre, ici au même endroit, avec vos fleurs, je ne sais pas qui vous attendez, mais vu que cela fait un bail, on n’est pas à une demi-heure pour vous soigner le nez, non ? Ce ne serait vraiment pas de bol qu’elle se pointe maintenant…
Le vieux ne répond pas, il suit Maxime, il s’assoit sur la chaise tendue par son sauveur. Maxime lui  nettoie le nez délicatement, il est bien gonflé, légèrement ouvert, mais pas cassé, il lui pose des Stripes pour refermer la plaie.
— Voilà papy, c’est fait, il n’est pas cassé. Bien amoché, mais pas pété, il va rester encore gonflé deux trois jours et puis c’est bon. Il redeviendra normal, rien de grave, j’ai assez pris de coups dans le pif pour vous l’assurer. Mais faut faire attention à ces jeunes cons, ils peuvent être dangereux. Vous attendez qui comme ça ?
— C’est la gare du Bourget ici…
— Je sais papy, c’est là que je bosse !
— J’attends Sarah, il y a soixante-dix ans Sarah a pris le train ici, elle a pris le train pour une destination qu’elle ne connaissait pas. Moi je n’ai su  que le lendemain qu’elle avait pris le train. Nous étions voisins, nous avions dix-sept ans, nous nous aimions. J’ai cherché partout où elle était partie, comme ça, d’un coup, sans rien me dire. J’ai su où elle était partie, à Auschwitz en Pologne, puis ensuite elle a été transférée à  Ravensbrück en Allemagne. Elle venait d’être déportée. Nous nous étions juré de nous marier après la guerre, je suis catholique, elle est juive, mais ce n’est pas grave, notre amour est plus fort que ça. Et Sarah n’a qu’une parole, elle m’a juré que l’on se marierait, la guerre est finie, alors j’attends.
Maxime ne dit rien, il écoute le vieux, le vieux qui tous les jours passe des heures à attendre avec son bouquet de fleurs, sans rien dire, sans bouger. Sous le soleil, le vent, la flotte, la neige, dans le brouillard, il est là. Depuis plus de cinq ans que Maxime est en poste ici, il n’avait jamais abordé le vieux. La vie des autres ne le regarde pas et surtout il s’en fout. Mais là, il s’est fait agresser, alors il est logique de lui porter secours, et de l’écouter. On ne peut pas jouer les cyniques et les durs sans cesse, sous les muscles il y a un cœur.
—Vous me prenez pour un vieux fou, mais détrompez-vous, je sais ce que fut la guerre, les camps concentrationnaires ou d’extermination, je sais ce que les SS ont fait, les tortures, les massacres, oui je sais tout cela, tout ce que les juifs et tant d’autres ont subi. Mais Sarah ne figure sur aucune liste, aucune monsieur… Puis j’ai su aussi que celui qui a dénoncé les Moroentem, les parents de Sarah, c’était mon père. Sa fortune n’était pas assez importante, il lui fallait la leur. Alors voyez-vous, j’ai tout perdu ce matin de juillet mille-neuf-cent-quarante-trois. Je viens ici chaque jour depuis la libération, j’attends entre espoir et folie, je ne sais même plus si j’attends son impossible retour, ou juste le courage de me jeter sous une locomotive et d’en finir avec cette chienne de vie. Merci pour le pansement et de m’avoir écouté.

Le vieux s’est levé, a repris son bouquet de fleurs qu’il avait posé près de lui, puis doucement il est retourné vers l’aiguillage de l’est, attendre Sarah, celle qui ne reviendra jamais. Maxime, pour la première fois de sa vie est KO. Cela ne lui est jamais arrivé sur le ring lors de sa carrière de boxeur. Jamais il ne s’est fait allonger. Et là sans un coup, juste par des mots, par l’amour et le désespoir d’un vieil homme il est au tapis, sur sa joue gauche roule une larme.

2 commentaires:

  1. Une chronique amère.
    L'auteur n'en rajoute pas dans le pathos, les deux protagonistes sont bien décrits, cependant, perso, il me manque de l'originalité, de la fluidité. J'ai trop vu les ficelles mais avec le format nouvelle c'était le danger.

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  2. Bien aimé les personnages, bien aimé le vieux, et bien aimé les fleurs... j'aime moins Sarah... J'attendais un truc qui pète, qui décoiffe, qui foute en l'air cette histoire.
    Il est pas venu...

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