jeudi 22 janvier 2015

Nouvelle 9 : Ce n'était pas un homme - Jacques Olivier Bosco

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Elle avait ce grand nez des Allouch, du côté de sa mère, et, de son père, elle avait pris le regard dur et ombrageux de celui qui veille les chèvres sous le soleil. Et pourtant, c’était la douceur incarnée.
Elle se tenait dans le couloir, attendant que son mari revienne.
Nasri jouait sur le tapis du salon, Mourad regardait la télévision. Il savait qu’au bruit de la serrure dans l’entrée, il éteindrait et partirait se réfugier dans son lit. Il était inquiet. Nadia aussi était inquiète. Elle faisait ses devoirs dans sa chambre, la porte entrouverte, pour surveiller sa mère. Elle n’avait que treize ans, elle ne savait pas encore que cette soirée resterait gravée dans son âme.

Madame Darocha était venue sonner vers dix-huit heures. Zineb, la mère de Nadia lui avait ouvert la porte. La femme portait un masque de douleur, elles s’étaient rendues dans la cuisine, pour boire le thé. Nadia les entendait parler, la fille de madame Darocha avait été agressée sexuellement.
— Que veux-tu que je fasse ? disait sa mère.
— Je ne sais pas.
— Il a passé les limites… Il a passé les limites.
— Il te frappe depuis si longtemps, il te… Il te violente, et maintenant…
— Je vais le dire à l’Imam.
— Il ne l’écoutera pas, tu le sais bien, et il se retournera contre toi.
— Comment a-t-il pu ? Ta fille n’a même pas seize ans. Je suis tellement désolée.
— Ce n’est pas ta faute, mais… pense à ta fille, Nadia…
— C’est terminé. C’est terminé.

Elle avait raccompagné la voisine, puis était retournée dans la cuisine pour préparer le repas du soir. Nadia était entrée dans son dos.
— Maman… Qu’est-ce qui se passe ?
Zineb s’était tournée vers sa fille, le visage tellement triste, le regard si loin.
— Rien. Tu peux donner le bain à Nasri ?
— Rien ?
Sa mère s’était approchée. Elle avait fait ce geste. Nadia s’en souvenait tous les jours depuis, toutes les nuits. Zineb avait posé l’intérieur de sa main contre la joue de sa fille. Faisant comme un coquillage avec sa paume, enveloppant son menton jusqu’à sa tempe, le visage de Nadia s’était incliné, la tristesse avait quitté les yeux de sa mère, remplacée par la tendresse et l’amour.
— Va donner le bain à ton frère. Tu veux ?
Nadia avait fait oui de la tête, les yeux humides.

À ce moment-là, il n’y avait pas encore de peur dans leur cœur.
La peur se mettait en route peu de temps avant huit heures trente. Peu de temps avant que ne rentre le père. Par la suite, Nadia avait fait des recherches sur internet, des témoignages, des cas similaires.
Elles n’étaient pas seules.

« Défigurée pour avoir dénoncé son mari qui la battait. »
« Il était sans pitié, c’était plus fort que lui. »
« On avait peur, il nous terrifiait. »

« J’étais paralysée… »

Zineb attendait dans l’entrée, face à la porte. Contre le mur, était posé un sac de sport, empli de vêtements, des affaires de toilettes, il y avait même des papiers, dossier de la préfecture, des assedics, et une partie de l’argent des courses qu’elle avait réussi à économiser. Droite dans sa djellaba bleue, les cheveux sous son voile mauve, elle essayait de ne pas penser, de s’accrocher à sa détermination.
Elle était si lasse.
Elle connaissait le scénario, Karim allait rentrer, puis il la frapperait. Ou bien, il la prendrait comme un animal. Contre l’évier, contre un mur, contre quelque chose de dur. Dur comme le rempart qu’elle montait tout autour de sa peur. Cette peur, qu’un jour, il s’en prenne aux enfants.
Il allait rentrer. Ivre et furieux.
Affamé.
De coups, de baise, de mots durs et blessants.
Il allait rentrer.

«  Il m’a menacée de me mettre dehors, de trouver une autre femme pour s’occuper des enfants. De mes enfants. »

« Tu dois lui obéir. Tu dois obéir à ton mari. »

Zineb était croyante, plus que tout, encline au bien, au don de soi, à la bonté. À l’autre.
Elle l’avait rencontrée, « elle venait d’avoir dix-huit ans ». En France depuis deux ans, elle vivait chez ses parents et s‘occupait de ses petits frères et sœurs.
Karim et son frère réparaient des voitures, faisaient de la maçonnerie. Il avait l’air gentil. Il riait, il souriait, mais à présent, Dieu qu’elle regrettait, il l’avait déjà : ce regard qui s’allumait, dès qu’il voyait une fille, une femme, quelque chose de féminin entre huit et cinquante-cinq ans. Et selon ce que la fille disait, ou pas, ses dents se serraient, son visage se contractait, ses poings s’emplissaient de béton.

Il frappait tellement fort.

Elle inspira profondément. Dieu est grand, l’époux est le Jihad de la femme, l’homme est soit le paradis, soit l’enfer, la responsabilité que Dieu a confiée aux mères est lourde, et parfois accablante, la responsabilité de s’occuper de ses enfants, de leurs joies et de leurs peines, de les éduquer, de les rendre vertueux, de les rendre heureux. L’homme est chargé de protéger la femme comme l’on protège une fleur.

C’étaient les mots du Coran, les mots du mariage.

La femme ne doit pas dénoncer l’homme, sauf si son comportement est contraire aux lois du prophète.
Elle ne comptait pas le dénoncer.
Zineb se mettait en condition, elle s’emplissait d’amour, la seule chose capable de retenir sa peur. La voix du cœur, la voix du prophète, Mahomet, ou bien Jésus, celui qui, en religion musulmane ou chrétienne, prônait l’amour.
Le fait de se mettre seule, debout, face à son homme, avec toute sa fragilité, sa naïveté, sa pureté, sa confiance en Dieu, en l’homme, sa confiance en l’âme.
Âme contre âme.
Et de lui demander, simplement, lui demander de partir.
Parler avec son cœur, avec ses larmes.
Elle entendit la clé frotter contre la serrure.
Avec sa peur.
Nadia aussi entendit la clé, et son regard perfora le dos de sa mère, comme pour l’harponner et la ramener.
Mourad courait se jeter dans son lit, un poing cogna contre la porte, Karim n’arrivait pas introduire la clé.
Il était déjà furieux.

Nadia, comme à chaque fois, sentit son cœur se vider, sa mère jeta un œil dans sa direction, lui faisant signe de pousser la porte de sa chambre. Les deux ne pouvaient retenir les larmes sur leur visage, si détendu, si beau.
Calme et résigné.

— Qu’est-ce que tu fous là !
Karim ne parlait pas, il criait. Une quarantaine d’années, à vouloir tout casser. Tout ce qui ne présentait aucun danger. Une rage sadique, violente, un besoin d’assouvissement. Car après, lorsque l’autre était réduit à la douleur et aux pleurs, recroquevillée contre le sol, il se sentait mieux. Plus fort ? Plus vivant ?
Qu’est-ce que le monde en avait à foutre ? Un pauvre type, de ceux pour qui les mots méprisable, merdique, pathétique, pitoyable et nuisible, ont été créés.
Une erreur.
Un raté.
Les lumières jaunes de l’appartement se mirent à vaciller devant les yeux de Zineb, tandis que son mari s’approchait. Il allait passer pour la bousculer, en essayant de lui faire mal, et se rendre aux toilettes, comme à chaque fois. Mais elle s’interposa.
— Karim, il faut qu’on parle.
C’en était émouvant, tant le ton de sa voix était empli de pitié et de douceur, de compréhension, jusqu’à désarçonner son mari.
Juste une seconde.
Il s’arrêta et la considéra. Il savait qu’il allait la frapper.
— C’est quoi ces conneries ? T’en as pas eu assez, c’est ça ? Et enlève-moi ce voile à la con, on n’est pas à Téhéran, ici !
— Non Karim, je… Écoute, on est marié depuis quinze ans et… ça ne marche pas. Je… je veux que tu t’en ailles. Je veux que tu quittes la maison. Ce soir. Je t’ai préparé un sac, tes affaires, tu peux aller chez ton frère. Je ne supporte plus tes… je ne peux plus, tu me fais peur, et pas qu’à moi. Madame Darocha est venue me parler de ce que tu as fait à sa fille et…

Un sifflement aigu remplaça ses derniers mots. Son mari venait de lui transpercer le ventre d’un coup de poing. Zineb tomba à genoux, la bouche grande ouverte, il n’avait jamais frappé aussi fort. Dans un brouillard de douleur, elle l’entendit s’emporter.
— Tu as vu madame Darocha ! Hein ? C’est ça ?

Le reste…
Le reste, cela se passa si vite. Nasri semblait ne rien entendre, à faire rouler ses petites voitures sur la moquette de sa chambre. Mourad, allongé sur son lit, avait plaqué l’oreiller contre sa tête, il ne voulait pas imaginer sa mère, entendre sa mère, et Nadia, était toujours assise derrière son bureau, raide telle une morte, et cependant, elle tremblait de tout son corps.

— Tu veux que je parte ? Moi ? Ton mari ?
Il lui avait arraché son voile pour la prendre par les cheveux et cognait sa tête contre le mur.
Nadia entendit le bruit du crâne contre le plâtre, un son creux et fort, il venait de l’intérieur de la tête de sa mère. À présent, Karim hurlait.
— C’est toi, salope, qui va te casser ! C’est toi ! Tu vas voir !

Nadia se leva et poussa résolument la porte de sa chambre, son sang était glacé, elle claquait des dents, elle fit un pas dans le couloir, pour voir son père disparaître sur le palier du quatrième étage, emportant dans son poing, comme un étrange fantôme bleu, l’ombre de sa mère.
— Tu vas dégager et plus vite que ça !
Et puis.
— Tiens ! Tiens ! Tiens !
Des coups, certainement dans le visage.
Des poings emplis de béton.
— Dégage ! Dégage !
— Noooooooooonnnnnn !

Un pic de glace perça le cœur de Nadia, sa mère avait eu la force de crier, elle entendit son corps rebondir dans les escaliers de ciment, des craquements, des sons inhumains et se précipita, mais son père la repoussait dans l’appartement au moment où elle atteignait la porte. Il la claqua violemment dans son dos.
Il était essoufflé.
— Qu’est-ce que tu fous ? Tu vas rester à l’intérieur, t’as compris ? Et tu diras que je ne suis pas sorti de l’appartement. C’est très important, je n’ai pas quitté ce putain d’appartement ! Ta mère a piqué sa crise et s’est barrée en courant dans les escaliers. Et elle est tombée. Et moi, j’étais ici, avec toi !
— Maman ? Maman… Que… qu’est-ce qu’elle a ?
Son père cria encore plus fort.
— T’as compris ce que je t’ai dit ou il faut que je t’en foute une à toi aussi ?
Nadia fixait la porte fermée de l’appartement, il y avait déjà les exclamations des voisins derrière, les pleurs. Elle releva son regard mais ce qu’elle vit sur le visage de son père, lui fit rebaisser la tête.
— Oui… J’ai compris.
— À la bonne heure.
Karim l’ignora, et retourna ouvrir la porte de son appartement en s’adressant aux gens qui se trouvaient sur le palier.
— Zineb, reviens, qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Dans le couloir à la lumière jaunâtre, Nadia se tenait, immobile. Elle sentait, dans son dos, le regard de son frère Mourad, et les questions que celui-ci posait. Elle ne voulait pas se retourner, elle ne voulait pas le croiser. À présent, son cœur lui faisait mal, comme si quelqu’un l’avait froissé.

«  J’étais paralysée. »

Par la suite, la police était arrivée, une petite maigre teigneuse, et un vieux moustachu, avec des agents en uniforme. Ils avaient arrêté son père, qui avait frappé la petite policière à la tête, et étaient venus l’interroger. Nadia avait dit que son père était resté dans l’appartement, tandis que Mourad avait ses yeux braqués sur les armes des flics accrochées à leur hanche. Ses yeux s’emplissaient de haine et de « rêves de guerre ». Quant à Nadia, elle était dans une sorte d’état second, troisième et même quatrième. Dire «  sous le choc » serait trop faible, le choc l’avait désintégrée, mais, en voyant son père emmené, le corps de sa mère recouvert d’une couverture couleur de terre, elle sentit que quelque chose venait de finir, ou bien, allait commencer. Quelque chose venait de changer.

Elle n’avait plus peur. 

3 commentaires:

  1. Très réaliste, raconté avec un soucis du détail et de véracité qui nous fait entrer de plein pied dans cette terrible histoire. ça arrive (presque) tous les jours, mais il est important de le rappeler. J'ai aimé cette description clinique des faits, la personnalisation des protagonistes. Evidemment, ça marchait aussi avec Raymonde, Albert et leurs enfants.

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  2. Ben justement, j'aurais préféré la même histoire avec Raymonde et Albert (ils n'ont pas d'enfants...) parce que là, on entre de plein pied dans un truc où j'ai pas envie d'aller...
    En revanche, c'est super bien écrit...

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  3. Un peu court... non ?!

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