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Je m’appelle Georges Clarence, comme
le lion de Daktari. Georges, c’est parce que mes parents étaient
fans de Brassens, Le Gorille, tout ça… une vraie ménagerie
à moi tout seul.
À part ça, je suis un écrivain sans
succès. J’ai publié sept bouquins, dont aucun n’a dépassé les
mille exemplaires vendus. Je m’en sors avec des petits besoins et
un petit loyer et aussi en faisant des corrections de manuscrits, que
mon éditeur me confie. Un type sympa, mon éditeur, qui me suit
malgré mon obstination à souvent privilégier la musique au sens.
Un suicide littéraire, dont il aimerait me détourner. J’imagine
que c’est devenu pour lui, une sorte de mission divine. « Il
faut bien que l’on comprenne , tout de même », me
dit-il, un jour, au téléphone, après lecture de mon dernier
manuscrit.
Il adore finir ses phrases par tout
de même. Ça m’exaspère au plus haut point. Je crois qu’il
le sait.
— Quand tu écoutes Bach, tu
comprends quelque chose ? je lui demandai, un brin agacé.
— Tu ne peux pas comparer la
littérature et la musique, ce sont deux arts qui n’utilisent pas
les mêmes ressorts.
— L’émotion, tu sais ce que
c’est ?
— Évidemment.
À cet instant, c’est lui qui
semblait un brin agacé. Je continuai ma démonstration.
— À quoi servirait l’art si
c’est pas pour donner de l’émotion. Tu sais, ce trouble intense,
impossible à maîtriser.
— Pour faire naître l’émotion
en littérature, il faut une bonne histoire, tout de même ?
— Résume-moi au-dessous du
volcan, qu’on rigole !
— Il faut bien que les livres se
vendent, dit-il sans relever la provocation.
— Pourquoi tu continues à me
publier, alors ?
— Parce que je crois en toi.
Là, il faillit me faire chialer. Je
raccrochai avant.
Donc, je vivote. J’ai essayé un
temps de faire des ateliers d’écriture dans des écoles, mais ça
n’a pas duré. Forcément… à cause de mon… handicap.
Bon, pas la peine de tergiverser, c’est
le moment de préciser que je suis atteint d’un syndrome incurable.
Un truc improbable. Il a fallu que ça tombe sur moi. Ma peau exsude
une odeur de poisson pourri.
Le premier toubib que je consultai, il
y a quelques années, appela mon « affection » (c’est
le mot qu’il a employé) : Le Fish Odor Syndrome. Il
aurait pu dire la même chose en français, mais, je suppose que pour
lui, le syndrome de l’odeur de poisson en jetait moins, et il dut
penser que c’était le genre de chose qui était susceptible de
m’impressionner. Mes racines paysannes de surface et ma façon de
m’habiller qui va avec, j’imagine. Les toubibs, ils ont besoin de
justifier leur décennie d’études, alors ça les emmerderait qu’on
les comprenne du premier coup. L’effort serait d’utiliser des
mots simples. Bande de cons !
Donc : Fish Odor Syndrome.
De plus, il avait lu récemment un long article dans une revue
anglaise. Coup de bol. Il avait visiblement besoin d’en rajouter
une couche.
« Cette pathologie est le
résultat d’une mauvaise réaction chimique dans votre organisme.
Il s’agit plus précisément de l’oxydation de la triméthylamine,
jouant le rôle d’émonction de l’organisme. »
Là, j’avoue que je mouftai pas.
— Votre père, ou votre mère en
sont-ils atteints ? il me demanda.
Étant donné que mes parents sont
morts et enterrés depuis un bail, c’est sûr que ça doit pas
sentir la rose dans leur cercueil, mais rien à voir avec la
triméthymachin.
— J’ai pas le souvenir, je
répondis sans m’étendre.
— Il semblerait pourtant que ce
soit héréditaire.
— Il faut bien un début à
tout, j’ajoutai pour en finir. Mais le toubib lui, en avait encore
sous le pied, un cas dans mon genre, ça se déguste.
— La substance malodorante
provient de la dégradation par les bactéries de l’intestin, de
certains composés des aliments contenus dans le foie.
« Allez continue, fais-toi
plaisir, c’est moi qui régale », je pensai.
— Cette affection n’est en
rien le résultat d’une mauvaise hygiène, mais il faut que je vous
prévienne qu’il y a des facteurs aggravants, comme le stress,
l’alcool, la fatigue.
Là, c’est sûr que je peux que
m’améliorer.
— Ce syndrome a des conséquences
très perturbantes et je ne peux que vous conseiller de vous faire
suivre psychologiquement. Je suis certain que ça vous aiderait. Je
peux vous conseiller un confrère, si vous le souhaitez.
C’était ce qu’on appelle :
trouver une belle touche. Je remarquai qu’il avait reculé son
fauteuil à roulettes, parole, je devais être en stress aggravé.
Résultat, je fus fixé
scientifiquement sur ce que j’avais. Merci docteur. En lui serrant
la main, je faillis lui dire qu’il était atteint du savage
water syndrome. Chacun sa croix. Moi, la mienne était encore un
peu plus lourde en sortant de son cabinet.
Ce soir-là, je savais que je ne
parviendrais pas à m’endormir de sitôt. Je fumai un demi-paquet
de cigarettes en réfléchissant à l’incongruité de ma situation,
mélangeant fréquemment un peu d’alcool à la fumée. Vers deux
heures du matin, je m’aperçus que Jack Daniel’s était
mort. Je me levai alors en titubant pour aller pisser sur son
cadavre, puis m’affalai tout habillé sur mon lit en repensant aux
mots de Dylan Thomas : « N’entre pas sans résistance
dans cette douce nuit… » Tu peux compter sur moi, mon pote !
Au matin, assis sur le rebord de mon
lit, mon cerveau frappait à la porte de mon crâne. J’attendis que
la sensation se calme, en me demandant si mes pieds touchaient le
parquet, ou s’ils y étaient incrustés. Bouger me demanda un
effort qui mobilisa toute ma volonté et marcher, de puiser dans mes
dernières réserves. Le canapé me tendait les bras. J’allumai une
cigarette, avant d’aller me faire couler un café et de reprendre
définitivement mes esprits.
Maintenant que j’avais ma dose de
nicaféine, j’étais prêt à affronter la journée. Je pris une
douche m’habillais avec un jean propre, un tee-shirt et une veste
en toile.
Dehors, les nuages avaient des allures
de flaques d’huiles de vidange sur un macadam usé. Le soleil était
probablement quelque part derrière, se faisant aussi discret que
possible. Il faisait une chaleur étouffante. Un orage s’annonçait.
Je m’arrêtai sur le trottoir, écoutant le bruit du ciel qui
recouvrait partiellement celui des moteurs de voitures, ressemblant
au son produit par des vagues se formant sur la mer et mourant avant
d’atteindre le sable sec, ce genre de frontière instable.
Le vent se leva brusquement. Je me
repliai sous l’auvent d’une boutique de fringues et j’allumai
une clope. Un mur de pluie s’abattit alors avec une violence
inouïe. Depuis mon abri, j’avais l’impression d’être devant
un écran de télévision, sur lequel se déroulait un film en
accéléré, avec les trombes d’eau et les silhouettes qui
apparaissaient en courant pour se protéger, et le vent qui balayait
tout ça à intervalles réguliers. Parfois, mon regard quittait la
scène pour se poser sur les volutes onctueuses de ma cigarette. Je
n’étais peut-être pas Dieu, mais en tous cas, un putain de fumeur
de gitanes, qui se délectait du simple plaisir de fumer et d’un
autre plus complexe, qui était d’observer des formes soumises aux
éléments du dehors. Je ne souhaitais pour autant pas de mal à ces
gens, mais pour une fois que ma condition me rassurait, je n’allais
pas faire la fine bouche.
L’orage ne dura que quelques minutes,
puis le tonnerre disparut, la pluie se calma et le ciel s’éclaircit.
La parenthèse orageuse passée, les
rues séchèrent et les piétons se remirent à arpenter à nouveau
les trottoirs en ordre de bataille, comme des poissons dans un
vivier. Chacun sa quête. Le même étranglement au bout du chemin.
Je passai le reste de la matinée à
errer dans les rues avec la sensation d’être dans un bouquin de
David Peace. Mes pas, comme des répétitions obsédantes. Toujours
les mêmes questions. Pas envie de rentrer. Pas envie de boire seul.
Voilà que ça me reprenait. Cette foutue angoisse.
Je m’arrêtai prendre un café en
terrasse. Il faisait à nouveau une chaleur étouffante. Non loin de
ma table, des lycéennes, venaient d’apprendre la mort de JD
Salinger à la radio. Elles en parlaient avec des sanglots dans la
voix. Elles avaient dû lire L’Attrape cœur dans une de ses
listes que les profs de français fournissent en début d’année.
Une révélation. J’avoue que j’abusais un peu de les juger de la
sorte, mais j’avais aucune intention d’être magnanime. J’eus
une furieuse envie de leur dire que Pernell Roberts aussi était mort
et qu’on n’en faisait pas tout un plat. Mais qui se souvient
d’Adam Cartwright dans Bonanza. Je détournai le regard,
sans plus m’intéresser à leur conversation. Sur la place, un
clodo tournait autour des containers à poubelles. Je l’observai un
moment, puis me levai.
« Salut les filles, mes amitiés
à JD. » Elles me regardèrent comme si j’étais le dernier
des pervers.
Les femmes et moi, vous imaginez bien
que c’est pas simple. Je suis toujours puceau et je ne me suis
jamais résolu à aller voir une prostituée, pensant que le simple
fait de dégoûter une femme, quelle que soit sa condition,
m’empêcherait de bander.
Lors de mon dernier rendez-vous, dégoté
sur un site de rencontre, j’étais tellement imbibé de déodorant,
que je devais ressembler à un baba au rhum prêt à exploser si
jamais me prenait l’idée d’allumer une clope. Le grand jeu.
Les photos qu’elle m’avait envoyées
étaient plutôt à son avantage. Quand je la découvris, je
m’aperçus qu’elle avait savamment masqué ses rondeurs plus que
généreuses. J’invitai la belle au resto en ayant pris soin
d’emporter la bombe dans une poche de veste, pour m’en asperger
pendant les pauses pipi. Elle dut penser que j’étais incontinent.
Qu’est-ce qu’il valait mieux? En tout cas, mon petit subterfuge
me permit de garder la foi, sans vraiment savoir où ça me mènerait.
Le repas se déroula, tout en banalités, en culture de masse et en
gestes nerveux. Je voyais bien qu’elle avait l’air pressé que le
repas se termine. Je tentai de faire durer au maximum, mais, à peine
le dessert terminé, elle voulut que je la ramène chez elle. J’avais
pas vraiment d’argument à faire valoir pour aller contre. Il faut
que je précise aussi, qu’entre Clooney et moi, on a que le prénom
en commun.
— Tu trouves pas que ça sent
bizarre, elle dit, une fois dans la voiture.
— Non, répondis-je, en feignant
la surprise.
— Je t’assure…
— Ça vient peut-être de la
ventilation.
— Alors, coupe-la, s’il te
plaît.
— C’est une idée ça, si je
trouve le bouton…
— C’est vraiment immonde,
cette odeur.
— Baisse ta vitre si tu veux.
— C’est déjà fait.
— Ah ! si ça se trouve,
y’a une souris qui est morte dans le moteur.
— À mon avis, c’est toute la
famille qui a dû y passer…
— La soirée ne t’a pas plu ?
Je demandai, pour changer l’axe de la discussion.
— C’était bon.
— Oui c’était bien.
— Je parlais du repas.
Ça avait le mérite d’être clair.
C’est vrai qu’elle avait un sacré coup de fourchette. Un acarien
miettophage n’aurait pas trouvé de quoi faire son goûter.
Mais bon, le côté girond me plaisait de plus en plus. Certes je
flippais, mais j’avais une terrible envie de la baiser.
— C’est là, on est arrivés,
fit-elle avec un évident soupir de soulagement à la clé.
Je garai proprement la voiture, mais je
n’eus pas le temps de descendre pour lui ouvrir la portière,
qu’elle était déjà sur le trottoir en train de fouiller dans son
sac, pour chercher ses clefs. J’espérais quoi, un dernier verre ?
Et vous savez quoi ? Elle me tendit la main. Sa putain de main,
qui glissa de la mienne. Alors, en dernier recours, je dis :
— Ça te dirait d’aller boire
un dernier verre ? Enfin, je veux dire, il doit bien y avoir un
bistrot ouvert dans le quartier, histoire de bien terminer la
soirée.
— Je bosse tôt demain matin et
je suis fatiguée.
— Comme tu voudras. Je te laisse
mon numéro ?
— Si tu veux.
Je notai mon numéro sur un ticket
d’horodateur usagé et le lui tendis. Elle le prit comme s’il
s’agissait d’un serpent venimeux et le fourra dans son sac,
autant dire aux oubliettes.
— Tu me donnes le tien ? je
demandai.
— Pas la peine, je t’appelle
un de ces jours.
Fin du suspens. J’en fus pour une
belle ardoise et une sacrée frustration en prime. Et aussi, quelque
chose comme une vague de désespoir. Le toubib avait raison. Si
encore je pouvais m’inscrire aux Fish Odor Syndrome anonymes,
je pourrais faire des rencontres avec des gens comme moi. Mais là,
c’était plié. J’avais plus qu’à rentrer picoler seul et me
branler. Salut la compagnie. Et c’est à ce moment-là que je lui
dis, sans réfléchir :
— Il n’est pas de bonne
compagnie qui ne se quitte.
Avouez qu’il n’y a pas pire.
Elle me regarda droit dans les yeux,
comme si je débarquais de Mars et que je devais y retourner
immédiatement. Mais avant, baroud d’honneur :
— Tu veux que je t’éclaire la
serrure ?
Avec le sourire, j’aurais pas dû.
Il m’est souvent arrivé de me
demander ce que je serais devenu si je n’avais pas été atteint
par ce foutu syndrome. Peu de chances que je sois devenu écrivain,
peut-être employé de banque ou commercial, ou prof, que
sais-je, mais certainement pas écrivain. J’en étais persuadé.
J’aurais une vie rangée, une femme, des enfants, un pavillon
confortable et peut-être même une piscine et un chien. Et je me
demanderais sûrement à la même période de ma vie, si c’était
la vie dont je rêvais, si j’étais vraiment heureux. Aurais-je
plus marqué le temps d’une façon ou d’une autre ? Les
mots, mes mots, ressemblaient à ma propre séquence ADN, à l’instar
de celle que j’aurais pu transmettre à mes enfants, si j’en
avais eu. Et au final demeurait la même problématique d’éternité,
seuls les artifices changeaient.
J’avais conscience de faire du
hors-piste. Je voulais juste éviter de me casser la gueule trop tôt,
ou de déclencher une avalanche, car je doutais qu’un hélicoptère
se pointe pour me sauver.
C’était pas avec de telles
réflexions que j’allais faire avancer le schmilblick. Ça me
gardait juste de ne pas me tirer une balle dans la tête. Réfléchir
à sa condition n’a jamais mené l’homme au bonheur, parfois à
une acceptation passagère de son statut de mortel, parfois à
accélérer ce statut peu enviable. Il fallait vraiment que je
réagisse, avant de devenir un sage. Rien de pire que d’accepter sa
condition. Alors, je pendis mes scrupules par les couilles en
regrettant que l’agonie ne soit pas plus rapide et rentrai me poser
devant une feuille blanche, histoire de bien enfoncer le clou.
Une chronique douce-amère.
RépondreSupprimerça m'a rappelé Bernard Hananel qui aime bien explorer les affres de l'écrivain. L'idée du fish syndrome est originale mais lorsque l'on parle de musique et avec l'auteur cité, j'ai trouvé la langue un peu faible. Je me permets, en tant que lecteur, de trouver que cette histoire pourrait être plus travaillée, moins dans la facilité et plus dans l'introspection.
Eh hé ! c'est Bernard Hananel, justement. Inutile de dire que j'ai adoré ce texte... le coup du fish syndrome, je n'aurais jamais osé, j'espère que c'est une fiction, sinon ça ne doit pas être facile tous les jours. Bref, bravo ! Fond et forme, rien à dire, ça coule tout seul, l'auteur m'a embarqué direct.
SupprimerPas accroché. J'espérais un chausse-trappe, ou tout au moins une grande gifle, à un moment ou à un autre... Pas assez de pensées pesées et réfléchies... J'aime bien aller au fond des choses, et là, je suis resté sur le bas-côté...
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