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Elle avait ce grand nez des Allouch, du
côté de sa mère, et, de son père, elle avait pris le regard dur
et ombrageux de celui qui veille les chèvres sous le soleil. Et
pourtant, c’était la douceur incarnée.
Elle se tenait dans le couloir,
attendant que son mari revienne.
Nasri jouait sur le tapis du salon,
Mourad regardait la télévision. Il savait qu’au bruit de la
serrure dans l’entrée, il éteindrait et partirait se réfugier
dans son lit. Il était inquiet. Nadia aussi était inquiète. Elle
faisait ses devoirs dans sa chambre, la porte entrouverte, pour
surveiller sa mère. Elle n’avait que treize ans, elle ne savait
pas encore que cette soirée resterait gravée dans son âme.
Madame Darocha était venue sonner vers
dix-huit heures. Zineb, la mère de Nadia lui avait ouvert la porte.
La femme portait un masque de douleur, elles s’étaient rendues
dans la cuisine, pour boire le thé. Nadia les entendait parler, la
fille de madame Darocha avait été agressée sexuellement.
— Que veux-tu que je fasse ?
disait sa mère.
— Je ne sais pas.
— Il a passé les limites… Il
a passé les limites.
— Il te frappe depuis si
longtemps, il te… Il te violente, et maintenant…
— Je vais le dire à l’Imam.
— Il ne l’écoutera pas, tu le
sais bien, et il se retournera contre toi.
— Comment a-t-il pu ? Ta
fille n’a même pas seize ans. Je suis tellement désolée.
— Ce n’est pas ta faute, mais…
pense à ta fille, Nadia…
— C’est terminé. C’est
terminé.
Elle avait raccompagné la voisine,
puis était retournée dans la cuisine pour préparer le repas du
soir. Nadia était entrée dans son dos.
— Maman… Qu’est-ce qui se
passe ?
Zineb s’était tournée vers sa
fille, le visage tellement triste, le regard si loin.
— Rien. Tu peux donner le bain à
Nasri ?
— Rien ?
Sa mère s’était approchée. Elle
avait fait ce geste. Nadia s’en souvenait tous les jours depuis,
toutes les nuits. Zineb avait posé l’intérieur de sa main contre
la joue de sa fille. Faisant comme un coquillage avec sa paume,
enveloppant son menton jusqu’à sa tempe, le visage de Nadia
s’était incliné, la tristesse avait quitté les yeux de sa mère,
remplacée par la tendresse et l’amour.
— Va donner le bain à ton
frère. Tu veux ?
Nadia avait fait oui de la tête, les
yeux humides.
À ce moment-là, il n’y avait pas
encore de peur dans leur cœur.
La peur se mettait en route peu de
temps avant huit heures trente. Peu de temps avant que ne rentre le
père. Par la suite, Nadia avait fait des recherches sur internet,
des témoignages, des cas similaires.
Elles n’étaient pas seules.
« Défigurée pour avoir
dénoncé son mari qui la battait. »
« Il était sans pitié,
c’était plus fort que lui. »
« On avait peur, il nous
terrifiait. »
« J’étais paralysée… »
Zineb attendait dans l’entrée, face
à la porte. Contre le mur, était posé un sac de sport, empli de
vêtements, des affaires de toilettes, il y avait même des papiers,
dossier de la préfecture, des assedics, et une partie de l’argent
des courses qu’elle avait réussi à économiser. Droite dans sa
djellaba bleue, les cheveux sous son voile mauve, elle essayait de ne
pas penser, de s’accrocher à sa détermination.
Elle était si lasse.
Elle connaissait le scénario, Karim
allait rentrer, puis il la frapperait. Ou bien, il la prendrait comme
un animal. Contre l’évier, contre un mur, contre quelque chose de
dur. Dur comme le rempart qu’elle montait tout autour de sa peur.
Cette peur, qu’un jour, il s’en prenne aux enfants.
Il allait rentrer. Ivre et furieux.
Affamé.
De coups, de baise, de mots durs et
blessants.
Il allait rentrer.
« Il m’a menacée de me
mettre dehors, de trouver une autre femme pour s’occuper des
enfants. De mes enfants. »
« Tu dois lui obéir. Tu
dois obéir à ton mari. »
Zineb était croyante, plus que tout,
encline au bien, au don de soi, à la bonté. À l’autre.
Elle l’avait rencontrée, « elle
venait d’avoir dix-huit ans ». En France depuis deux ans,
elle vivait chez ses parents et s‘occupait de ses petits frères et
sœurs.
Karim et son frère réparaient des
voitures, faisaient de la maçonnerie. Il avait l’air gentil. Il
riait, il souriait, mais à présent, Dieu qu’elle regrettait, il
l’avait déjà : ce regard qui s’allumait, dès qu’il
voyait une fille, une femme, quelque chose de féminin entre huit et
cinquante-cinq ans. Et selon ce que la fille disait, ou pas, ses
dents se serraient, son visage se contractait, ses poings
s’emplissaient de béton.
Il frappait tellement fort.
Elle inspira profondément. Dieu est
grand, l’époux est le Jihad de la femme, l’homme est soit le
paradis, soit l’enfer, la responsabilité que Dieu a confiée aux
mères est lourde, et parfois accablante, la responsabilité de
s’occuper de ses enfants, de leurs joies et de leurs peines, de les
éduquer, de les rendre vertueux, de les rendre heureux. L’homme
est chargé de protéger la femme comme l’on protège une fleur.
C’étaient les mots du Coran, les
mots du mariage.
La femme ne doit pas dénoncer l’homme,
sauf si son comportement est contraire aux lois du prophète.
Elle ne comptait pas le dénoncer.
Zineb se mettait en condition, elle
s’emplissait d’amour, la seule chose capable de retenir sa peur.
La voix du cœur, la voix du prophète, Mahomet, ou bien Jésus,
celui qui, en religion musulmane ou chrétienne, prônait l’amour.
Le fait de se mettre seule, debout,
face à son homme, avec toute sa fragilité, sa naïveté, sa pureté,
sa confiance en Dieu, en l’homme, sa confiance en l’âme.
Âme contre âme.
Et de lui demander, simplement, lui
demander de partir.
Parler avec son cœur, avec ses larmes.
Elle entendit la clé frotter contre la
serrure.
Avec sa peur.
Nadia aussi entendit la clé, et son
regard perfora le dos de sa mère, comme pour l’harponner et la
ramener.
Mourad courait se jeter dans son lit,
un poing cogna contre la porte, Karim n’arrivait pas introduire la
clé.
Il était déjà furieux.
Nadia, comme à chaque fois, sentit son
cœur se vider, sa mère jeta un œil dans sa direction, lui faisant
signe de pousser la porte de sa chambre. Les deux ne pouvaient
retenir les larmes sur leur visage, si détendu, si beau.
Calme et résigné.
— Qu’est-ce que tu fous là !
Karim ne parlait pas, il criait. Une
quarantaine d’années, à vouloir tout casser. Tout ce qui ne
présentait aucun danger. Une rage sadique, violente, un besoin
d’assouvissement. Car après, lorsque l’autre était réduit à
la douleur et aux pleurs, recroquevillée contre le sol, il se
sentait mieux. Plus fort ? Plus vivant ?
Qu’est-ce que le monde en avait à
foutre ? Un pauvre type, de ceux pour qui les mots méprisable,
merdique, pathétique, pitoyable et nuisible, ont été créés.
Une erreur.
Un raté.
Les lumières jaunes de l’appartement
se mirent à vaciller devant les yeux de Zineb, tandis que son mari
s’approchait. Il allait passer pour la bousculer, en essayant de
lui faire mal, et se rendre aux toilettes, comme à chaque fois. Mais
elle s’interposa.
— Karim, il faut qu’on parle.
C’en était émouvant, tant le ton de
sa voix était empli de pitié et de douceur, de compréhension,
jusqu’à désarçonner son mari.
Juste une seconde.
Il s’arrêta et la considéra. Il
savait qu’il allait la frapper.
— C’est quoi ces conneries ?
T’en as pas eu assez, c’est ça ? Et enlève-moi ce voile à
la con, on n’est pas à Téhéran, ici !
— Non Karim, je… Écoute, on
est marié depuis quinze ans et… ça ne marche pas. Je… je veux
que tu t’en ailles. Je veux que tu quittes la maison. Ce soir. Je
t’ai préparé un sac, tes affaires, tu peux aller chez ton frère.
Je ne supporte plus tes… je ne peux plus, tu me fais peur, et pas
qu’à moi. Madame Darocha est venue me parler de ce que tu as fait
à sa fille et…
Un sifflement aigu remplaça ses
derniers mots. Son mari venait de lui transpercer le ventre d’un
coup de poing. Zineb tomba à genoux, la bouche grande ouverte, il
n’avait jamais frappé aussi fort. Dans un brouillard de douleur,
elle l’entendit s’emporter.
— Tu as vu madame Darocha !
Hein ? C’est ça ?
Le reste…
Le reste, cela se passa si vite. Nasri
semblait ne rien entendre, à faire rouler ses petites voitures sur
la moquette de sa chambre. Mourad, allongé sur son lit, avait plaqué
l’oreiller contre sa tête, il ne voulait pas imaginer sa mère,
entendre sa mère, et Nadia, était toujours assise derrière son
bureau, raide telle une morte, et cependant, elle tremblait de tout
son corps.
— Tu veux que je parte ?
Moi ? Ton mari ?
Il lui avait arraché son voile pour la
prendre par les cheveux et cognait sa tête contre le mur.
Nadia entendit le bruit du crâne
contre le plâtre, un son creux et fort, il venait de l’intérieur
de la tête de sa mère. À présent, Karim hurlait.
— C’est toi, salope, qui va te
casser ! C’est toi ! Tu vas voir !
Nadia se leva et poussa résolument la
porte de sa chambre, son sang était glacé, elle claquait des dents,
elle fit un pas dans le couloir, pour voir son père disparaître sur
le palier du quatrième étage, emportant dans son poing, comme un
étrange fantôme bleu, l’ombre de sa mère.
— Tu vas dégager et plus vite
que ça !
Et puis.
— Tiens ! Tiens !
Tiens !
Des coups, certainement dans le visage.
Des poings emplis de béton.
— Dégage ! Dégage !
— Noooooooooonnnnnn !
Un pic de glace perça le cœur de
Nadia, sa mère avait eu la force de crier, elle entendit son corps
rebondir dans les escaliers de ciment, des craquements, des sons
inhumains et se précipita, mais son père la repoussait dans
l’appartement au moment où elle atteignait la porte. Il la claqua
violemment dans son dos.
Il était essoufflé.
— Qu’est-ce que tu fous ?
Tu vas rester à l’intérieur, t’as compris ? Et tu diras
que je ne suis pas sorti de l’appartement. C’est très important,
je n’ai pas quitté ce putain d’appartement ! Ta mère a
piqué sa crise et s’est barrée en courant dans les escaliers. Et
elle est tombée. Et moi, j’étais ici, avec toi !
— Maman ? Maman… Que…
qu’est-ce qu’elle a ?
Son père cria encore plus fort.
— T’as compris ce que je t’ai
dit ou il faut que je t’en foute une à toi aussi ?
Nadia fixait la porte fermée de
l’appartement, il y avait déjà les exclamations des voisins
derrière, les pleurs. Elle releva son regard mais ce qu’elle vit
sur le visage de son père, lui fit rebaisser la tête.
— Oui… J’ai compris.
— À la bonne heure.
Karim l’ignora, et retourna ouvrir la
porte de son appartement en s’adressant aux gens qui se
trouvaient sur le palier.
— Zineb, reviens, qu’est-ce
qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Dans le couloir à la lumière
jaunâtre, Nadia se tenait, immobile. Elle sentait, dans son dos, le
regard de son frère Mourad, et les questions que celui-ci posait.
Elle ne voulait pas se retourner, elle ne voulait pas le croiser. À
présent, son cœur lui faisait mal, comme si quelqu’un l’avait
froissé.
« J’étais paralysée. »
Par la suite, la police était arrivée,
une petite maigre teigneuse, et un vieux moustachu, avec des agents
en uniforme. Ils avaient arrêté son père, qui avait frappé la
petite policière à la tête, et étaient venus l’interroger.
Nadia avait dit que son père était resté dans l’appartement,
tandis que Mourad avait ses yeux braqués sur les armes des flics
accrochées à leur hanche. Ses yeux s’emplissaient de haine et de
« rêves de guerre ». Quant à Nadia, elle était dans
une sorte d’état second, troisième et même quatrième. Dire «
sous le choc » serait trop faible, le choc l’avait
désintégrée, mais, en voyant son père emmené, le corps de sa
mère recouvert d’une couverture couleur de terre, elle sentit que
quelque chose venait de finir, ou bien, allait commencer. Quelque
chose venait de changer.
Elle n’avait plus peur.
Très réaliste, raconté avec un soucis du détail et de véracité qui nous fait entrer de plein pied dans cette terrible histoire. ça arrive (presque) tous les jours, mais il est important de le rappeler. J'ai aimé cette description clinique des faits, la personnalisation des protagonistes. Evidemment, ça marchait aussi avec Raymonde, Albert et leurs enfants.
RépondreSupprimerBen justement, j'aurais préféré la même histoire avec Raymonde et Albert (ils n'ont pas d'enfants...) parce que là, on entre de plein pied dans un truc où j'ai pas envie d'aller...
RépondreSupprimerEn revanche, c'est super bien écrit...
Un peu court... non ?!
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