Pour l'odt c'est par là...
C’est con, il avait bien commencé le
festival.
Et puis il y a eu ce mort. Découvert
dans la cuvette des chiottes du bateau. Le suicide a été vite
exclu. La tête était trop enfoncée dans le vide sanitaire.
Impossible de la rentrer tout seul à cet endroit. À moins d’être
un contorsionniste de génie. Et vu le physique libidineux du mort,
sa masse de graisse, il ne pouvait en être un. Les statistiques sont
formelles, même quand il a très envie de mourir, le suicidaire n’a
pas pour habitude de mettre sa tête, là où quotidiennement il pose
son cul.
En plein mois de mai, publicité
racoleuse pour le festival du polar ‘’Les Pontons Flingueurs’’
à Annecy. Un ‘’macchab’’ sur le bateau ‘’Le Cygne’’
assurant le tour du lac avec à son bord 3 personnels d’équipage,
5 membres de l’organisation, 105 lecteurs passionnés et les 7
auteurs des romans policiers invités. 120 suspects. Et pas n’importe
lesquels. Vu leur présence sur le festival : potentiellement
tous des amateurs du crime. Par l’écriture. Ou la lecture.
Sans compter mon adjoint et moi-même.
Commandant François de Hautecoeur et lieutenant Jacques Van de
Berck. Flics à la Brigade criminelle de la PJ d’Annecy.
Professionnels de la lutte contre le crime. Fidèles à notre
réputation : au cœur même de l’action. Toujours prêts à
intervenir. Devancer l’acte meurtrier pour mieux le réprimer.
Honnêtement ? Vrai coup du
hasard. Amateurs assidus de polars, nous étions à bord du Cygne.
Pour être flics, on n’en est pas moins lecteurs. Alors quand le
polar prend ses assises sur le lac, nous voguons avec lui, découvrir
des histoires plus noires et littéraires que la réalité. Quoique
….
Une chance pour la victime. Qui n’en
avait plus rien à faire. Une erreur grossière pour le meurtrier.
Qui pouvait commencer à s’inquiéter. Les deux meilleurs limiers
annéciens, déjà sur la scène de crime. Pour nous, une façon de
constater la fertilité de l’imagination des auteurs mais
aujourd’hui un moyen de vérifier si le crime parfait existe.
Bizarrement le thème du débat
organisé par le festival : le crime parfait existe-t-il ?
Une idée de René, le fondateur de ces
trois jours de rencontres autour de la littérature policière.
Conclure chaque salon, par un débat entre les auteurs et le public.
René a déjà choisi des thèmes plus saugrenus :
‘’Sous-vêtement et polars’’, ‘’Sulfateuses et couteaux’’
ou ‘’de l’usage du conditionnel dans le langage policier’’.
‘’S’il aurait su, il aurait pas
venu’’ l’homme à tête de chiottes ! De toute façon, vu
son état, il ne pouvait plus débattre. Mais apportait, malgré lui,
du grain à moudre au thème littéraire judicieusement choisi par
René. Son meurtre serait-il parfait ?
Paniqué, René nous a sollicités.
— Vous vous en occupez les
gars ?
Pas besoin d’attendre son
assentiment. Nous avions pris les premières mesures. Maintenu tout
le monde sur place et fait appel à quatre collègues en uniforme
pour bloquer les issues. Une seule permettait de rejoindre la terre
ferme. Les autres donnaient dans le lac. Pas inquiets, les gardiens
de la paix et désormais du Cygne savaient nager, conditions sine qua
non pour travailler sur le lac.
René nous a précisé qui était le
mort. C’est lui qui l’avait fait venir sur le salon, il faisait
partie des auteurs. Tarek OULLOUL, un romancier d’origine turque.
— C’est la première année où
il vient….
— Et la dernière, c’est sûr !
Je n’ai pas pu m’en empêcher. Je
pratique volontiers cet humour stupide. Ironie noire sur fond de
cadavre livide, une façon de décompresser devant la Grande Faux,
pas toujours aussi soyeuse que certains voudraient nous le faire
croire. Celle qui venait de frapper ce cadavre était plus en faïence
qu’en soie.
Ça n’a pas fait marrer René. Si
maintenant les cadavres ne fleurissaient plus dans les livres, mais
sur le bateau transportant public et auteurs des ‘’Pontons
Flingueurs’’, nul doute que son festival pourrait connaître une
fin encore plus prématurée que celle de Tarek OULLOUL. Flingués,
les pontons !
J’ai regardé mon adjoint, tiré sur
mon cigare.
— T’en penses quoi, mon petit
camarade ?
Jacques, mon petit camarade, mesure
1,99 mètre. Ses bras sont aussi longs que ses jambes, ses mains
aussi larges que hautes. Son poids est à l’égal de sa taille,
démesurée. Et varie. En fonction de la saison, de son dernier repas
ou de son activité sportive. Aujourd’hui Joseph est en pleine
bourre. Les homicides volontaires dans l’agglomération annécienne
ne sont pas légion. Le bourgeois local n’aime ni l’esclandre ni
les règlements de comptes. À proximité de la Suisse, les comptes
sont bien réglés.
Le lieutenant de police Jacques Van de
Berck, belge par son nom, français par sa mère et flic par vocation
est à son poids de forme. Il flirte avec les 125 kilos. À 10 ou 20
près. L’avantage avec les flics au physique ingrat et au patronyme
imprononçable, c’est qu’ils ne cherchent pas systématiquement à
être dans la poésie de la séduction ou l’élégance hypocrite
des relations protocolaires. Rien à foutre d’avoir un langage
poli, fleuri ou amusant. Plutôt dans le concret, le brutal. Ça
tombait bien sur le festival des Pontons Flingueurs, il restait dans
le ton.
— On est dans la merde, chef !
J’ai regardé le cadavre. Sa tête
encore enfoncée dans les chiottes.
— Tu crois pas si bien dire, mon
p’tit camarade.
En trente-trois ans de service à la
brigade criminelle de la police judiciaire de Paris, où j’exerçais
avant Annecy, j’en ai croisé du macchab. Celui-là, avec sa tête
dans les chiottes, sa position à genoux devant la cuvette, et son
pantalon sur les chevilles, n’était ni pire, ni plus crade qu’un
autre. Juste spécial. Inattendu.
Après le mort, mon regard s’est
tourné vers les 120 personnes entassées sur les 200 m2 des deux
ponts du bateau le Cygne. Petites ou grands, chevelues ou barbus,
belles ou laids ; on trouve de tout comme lecteurs sur les
festivals de polars, même des flics et des morts ; ils étaient
tous là à nous regarder, épiant nos moindres gestes, attentifs à
nos décisions. Plus dans l’attente que dans l’angoisse. Pas
forcément inquiets, juste curieux de voir des flics, des vrais, en
action. Comment allions-nous nous sortir de cette situation ?
Eux vivaient en direct ce qu’ils
avaient imaginé, écrit ou lu dans leurs polars. Ils avaient tous un
avis ou plusieurs, ou trop sur ce qui venait d’arriver. Tant de
lectures à s’abreuver d’histoires, de romans et de procédures
policières. Ils avaient leur petite idée sur la façon
d’intervenir.
C’est bizarre cette propension chez
le citoyen à vouloir être policier à la place du poulet. Si
enclins à le critiquer et si prompts à vouloir le remplacer.
Ils attendaient une réaction ?
Ils n’allaient pas être déçus. Bien décidé à ne pas me
laisser emmerder par une centaine d’aficionados de littérature
noire, j’ai tiré trois taffes de mon Diademas. Doux et âpre à la
fois, envoûtant presque enivrant. Ces trois bouffées digérées,
j’étais prêt. Solide sur mes appuis, bien dans ma tronche, tout
en gueule. Me suis adressé à l’ensemble des passagers du bateau.
— Mesdames et messieurs. C’est
pas au vieux flic râleur qu’on apprend à faire le poulet
siffleur. J’vais pas y aller par quatre chemins. Vu vos profils,
vous êtes tous suspects. En conséquence ….
J’ai tiré une nouvelle bouffée.
Souri légèrement. Fais monter la pression. Très Actor’s Studio,
époque De Niro.
— …. J’vous place en garde à
vue.
Même le grand Jacques, pourtant
habitué à mes excès, a été surpris.
— Quoi ? Tu les places tous
en ‘’G’’ à ‘’V’’ ?
— 33 ans de carrière dans la
grande maison, vont pas me la faire à l’envers. Avant
d’appareiller, les chiottes du bateau étaient vides. Le meurtre a
eu lieu pendant la traversée. Obligé ! L’une ou l’autre de
ces 120 personnes est le coupable. J’veux rien laisser au hasard.
Je les garde tous sous ma coupe pendant 48 heures.
J’ai senti Jacques hésiter.
— T’auras pas fini de notifier
ta 15e garde à vue, que les deux jours seront écoulés.
Pas con pour un lieutenant de police
franco-belge, ce Jacques.
— Depuis le temps que je réclame
des effectifs supplémentaires au patron. Deux O.P.J à la Crime
d’Annecy pour 120 suspects, on n’est pas assez nombreux. Le
manque de moyens dans la police, c’est une vraie calamité.
— En même temps c’est notre
premier macchab depuis 10 ans, chef.
C’est vrai que la délinquance
annécienne n’a rien à envier à celle de la Lozère. Une sorte de
désert des Tartares en Haute-Savoie. Ça me changeait de la Crime à
Paname où j’avais sévi bien trop longtemps pour en sortir
indemne. C’est là où j’ai appris que l’imagination de l’homme
n’a pas de limite quand il s’agit de trouver des solutions pour
éradiquer son prochain. Empoisonnement, armes blanches ou noires,
corde, machine à laver, tournevis, trombone, stylo, flingues en tout
genre, du ridicule 6,35 au fusil à pompe chargé à la Brennecke.
Calibre 12. Je ne comptais plus les meurtres sur lesquels j’étais
intervenu pendant mes vingt années passées à la brigade criminelle
du fameux 36. Je pensais avoir tout vu à la capitale. En intervenant
sur le bateau des Pontons flingueurs, je découvrais une nouvelle
façon de tuer. Il était temps, je commençais à m’ennuyer à
Annecy.
— Tu proposes quoi, mon p’tit
camarade ?
— Rester dans le classique :
‘’constates’’, identité judiciaire, témoignages.’’
— Et on fait comment pour
entendre 120 témoins à deux ?
— C’est toi qui voulais les
placer en garde à vue, chef ! J’en sais rien, moi. D’abord
faudrait peut-être examiner le cadavre ? Après on relève les
identités des témoins et on entend ceux qui ont des choses à
raconter.
Franco-belge, lieutenant de police,
mais bons réflexes professionnels, le Grand Jacques.
— Appelle le légiste. Je
commence les auditions des témoins.
Pas besoin de chercher loin, certains
avaient la verve aussi facile que la descente rapide. René s’est
proposé pour répondre à la première de mes questions : qui
était exactement de Tarek OULLOUL ?
— Je le connaissais pas plus que
ça. Je l’ai fait venir après avoir lu son bouquin ‘’Jumelles’’.
L’histoire surprenante de deux sœurs : Iris et Cynthia,
séparées à la naissance, qui partent au même moment enquêter sur
la mort tragique de leur mère. Droguée, violée et assassinée dans
des circonstances atroces. Le bouquin raconte leur itinéraire
parallèle jusqu’à leurs retrouvailles à New York. Leurs
recherches ont payé, d’abord elles se sont retrouvées et ensuite
ont découvert l’auteur du meurtre de leur mère caché dans cette
ville. Au moment où elles vont l’attraper, l’homme s’enfuit
dans l’une des tours jumelles. Elles ne savent pas laquelle. Elles
décident de se séparer une nouvelle fois, une sœur dans chaque
tour. On est le 11 septembre 2001 un peu avant midi. Les avions
arrivent. À peine retrouvées, de nouveau séparées. En nettoyant
les décombres des tours, les policiers new-yorkais n’ont pas
identifié tous les corps. Ceux des sœurs n’ont jamais été
retrouvés. En revanche, un cas les a toujours intrigués…..
René s’est arrêté. A repris son
souffle, a hésité avant de poursuivre. Nous étions pendus à ces
lèvres.
— …. Ils ont retrouvé la tête
d’un homme non identifié dans les cuvettes des w.c. !
J’ai regardé Jacques. Tiré une
nouvelle bouffée de mon barreau de chaise havanais.
— Mon p’tit camarade. On est
doublement dans la merde.
Un meurtre sur un festival de polars,
c’était déjà pas banal, mais un meurtre similaire à celui
commis dans l’œuvre de la victime, ça se compliquait !
Le lieutenant de police Jacques Van de
Berck, grand par sa taille, lourd par son poids et immense par sa
réflexion, ne s’en laissa pas conter pour autant.
— Ça nous fait quand même une
piste, chef. Le ou les auteurs ont forcément lu l’œuvre de la
victime. Autrement pourquoi cette similitude troublante ?
J’ai failli le féliciter. Me suis
ravisé : sur un salon de littérature, les lecteurs sont
nombreux. C’est même sa raison d’être. Sans lecteur, point
d’auteur. Faudrait voir à pas s’en plaindre.
Changement de stratégie. Pas se
laisser emporter par l’émotion des mots du moment. J’ai retiré
une nouvelle bouffée de mon Diademas. Et demandé à René un
exemplaire de ‘’Jumelles’’ de Tarek OULLOUL. Sur la quatrième
de ‘’couv’’, il était mentionné : ‘’un chef
d’œuvre d’élégance, de finesse et de raffinement’’. Pas
vraiment l’impression que pouvait dégager l’homme libidineux, le
pantalon sur les jambes, qui gisait mort, la tête dans la cuvette.
Comme quoi il ne faut jamais se fier aux apparences. René a dû lire
dans mes pensées.
— Il n’avait pas le physique
de son écriture. Étonnant qu’un homme aussi gras ait pu écrire
avec autant de légèreté cette histoire tragique. Il était
pressenti pour avoir le prix des Pontons.
Le prix des Pontons ? J’avais
oublié ce détail. Qui dit prix, dit concours. Et qui dit concours,
dit jalousie. Et si le coupable se cachait parmi les auteurs
présents, jaloux du futur prix qui devait être remis à Tarek
OULLOUL ? J’étais bien placé pour savoir qu’on pouvait
tuer pour n’importe quel mobile. Celui de la jalousie littéraire
en était un beau ! Et sur ce festival on avait un beau panel de
sept écrivains aux origines aussi variées qu’étonnantes.
Certains dans une autre vie auraient
même pu être adversaires. Avant de devenir auteurs, ils n’avaient
pas forcément été du même côté de la barrière. Dans ce salon
se retrouvaient aussi bien d’anciens flics, taulards ou toxs comme
des éternels ‘’anars’’. Tous pour une raison ou une autre
étaient passés à l’écriture.
Et aujourd’hui ‘’aux Pontons’’,
réunis par cette passion de la littérature noire, ils se côtoyaient
dans un charmant esprit littéro-éthylique, loin des querelles
passées.
C’est bizarre chez les poulets ou les
voyous ce besoin de faire des livres !?
Il est vrai que René, visage buriné,
cheveux mi-longs gris blonds et regard bleu azur, ancien libraire par
vocation et vrai aventurier par choix, avait l’art de choisir ses
auteurs. Pas uniquement à cause de la qualité de l’œuvre,
parfois il s’en foutait même, ce qui l’intéressait avant tout,
c’était l’homme se cachant derrière sa plume. Voire derrière
ses verres. Et ce quelle que soit l’origine du gonze. Avant toute
invitation officielle aux Pontons, René faisait passer une sorte de
rite initiatique au candidat. Fauteuils en cuir et flacons en tout
genre, de toute couleur. Avec une prédilection pour le rouge et le
blanc. Une farandole de goûts à boire jusqu’au bout de la nuit, à
parler littérature et grands vins, bien dans l’esprit du film de
Lautner.
‘’Y’a de la pomme…. Y’en
a !’’
De livresque à ‘’ivresque’’ il
n’y a qu’un ‘’L’’, qui était très vite bu. Une sorte de
danse initiatique. Pas une valse à trois temps, une vraie java à
mille flacons. Flics, voyous, toxs ou anars, ne se sont jamais autant
aimés qu’autour d’un grand cru. La littérature et le vin :
vecteurs indéfectibles de réconciliation.
Cette année on trouvait parmi les
auteurs : deux ex-flics, un tox miraculé, un attaché culturel,
un ancien haut fonctionnaire des affaires étrangères, un directeur
de théâtre et seule au milieu de ses romanciers mâles, une
professeure de lettre.
De vieilles rancœurs d’une autre vie
seraient-elles venues gâcher la belle unité apparente des auteurs
de littérature noire ?
Pendant que Jacques attaquait les
constates, j’ai procédé aux interrogatoires des écrivains. Mais
aborder une scène de crime avec des auteurs de polars conduit
forcément à des dérapages. En règle générale, l’imagination
des auteurs n’a pas de limite. Mais en particulier quand ces
écrivains sont tous d’anciens ‘’quelque chose’’, ont du
vécu en pagaille, de l’expérience à revendre, des anecdotes
vraies, fausses, déformées, amplifiées ; ce n’est plus de
l’imagination qu’ils ont, c’est de la mémoire protéiforme.
Nourrie à toutes sortes de produits. Poudre blanche ou liqueur
chargée.
À tout honneur, tout seigneur, j’ai
commencé par les deux anciens poulets. Le premier écrit des romans
dans lesquels sévissent des flics plus vrais que nature, avec un
style sobre, efficace. Direct. Uppercut d’écorché vif. Physique
de boxeur avec sensibilité de danseuse. Des bras plus gros que ses
cuisses, et un éternel ‘’Bolivar’’ à la bouche.
Son dernier opus s’appelle ‘’White
Héroïne’’, une enquête glaciale dans les plaines de Sibérie
effectuée par un détective privé. Un ancien flic, démissionnaire
de la police, pour des raisons de violences incontrôlées enquête
sur un vaste trafic de stups, entre la Colombie et la Russie,
effectuée à bord d’un brise-glace. Tout y est : l’ambiance
glaciale, la démesure russe, la violence larvée et l’ironie
désabusée de celui qui a déjà trop vu de saloperies. Ou trop bu.
Une grande gueule au langage aussi cru
que tendre. Détail majeur : fan de cigare. Ancien policier,
amateur de fumée havanaise, cet ex-collègue ne pouvait que me
séduire. Le tutoiement s’est imposé d’office. Il m’a tout de
suite arrêté sur mes supputations. De la jalousie littéraire ?
Certainement pas pour le prix de Pontons.
Tu sais ce qu’il gagne le lauréat du
concours ? Son poids en vin de Savoie et Reblochon. Je peux
t’assurer que parmi les auteurs, ils ne sont pas nombreux à
vouloir afficher leur surcharge pondérale.
Les auteurs de polars ont de ces
pudeurs !
Idée de René : mise en valeur du
terroir et de la convivialité sur son festival. Esprit des Pontons !
Mon mobile mis en pièces par le
premier flic écrivain venu. L’esprit des Pontons ne m’aidait
pas. J’attaquais le second ex-flic. Un grand escogriffe. Donnant
plus dans le témoignage que dans la fiction. Tout le temps en train
de se marrer, de tout, de rien. Avec tout le monde. Une empathie
collante à mon goût. Avant de quitter la Grande Maison, il était
commissaire. Trop poli et gradé pour être honnête. Naturellement,
me suis méfié. Depuis quand les commissaires savent écrire ?
Gueuler, diriger, ordonner, peut-être … rédiger, non ! Il
n’avait pas dû l’écrire tout seul son bouquin.
Son apport ne m’a pas aidé. Il
n’avait rien vu, rien entendu, n’avait même pas rencontré Tarek
OULLOUL à la présentation des auteurs. En revanche, il avait des
idées sur tout. Je comprends mieux comment il a pu devenir
commissaire. J’ai rapidement mis fin à son témoignage. Pas envie
de me noyer ; si j’ose dire, vu les circonstances ; dans
des supputations intellectualo-pénibles d’ex-hauts gradés de la
Boîte.
J’ai quitté les anciens de la maison
poulaga, et me suis tourné vers un gars, l’air aussi jeune
qu’intellectuel, des lunettes éclairant un sourire pas narquois,
mais presque ! Dans la vraie vie : attaché culturel à la
mairie de Paris. Il avait pondu une œuvre mi-poétique,
mi-sociétale, mi-polar. Un truc un peu dingue sur fond de conflit
social, d’usines qui ferment et de baffes qui se distribuent au fin
fond d’une région froide et triste de la France. Pourtant le
titre, mystérieux, presque incompréhensible, donnait d’abord
envie de fuir avant de lire : ‘’Aux hommes, la paix !’’
Mais une fois cet abord passé, le bouquin se dévorait en une seule
traite. ….Mais pas son témoignage sur les faits, aussi flous
qu’inutiles. Il n’avait même pas encore discuté avec Tarek
OULLOUL.
Enfin j’ai entendu l’ancien toxico.
Petit, sec, rapide. Poids plume à la boxe. Avec des textes qui font
plus mouche que ses poings. Le mec qui en a chié et dégueulé des
saloperies, par tous les pores de la peau. Qui a dû se traîner un
peu partout, dans des coins et recoins, dégueulasses et improbables.
Mais qui s’en est sorti, à force d’interrogations sur le monde
et de réponses dans la littérature. De toute couleur et de toute
nature, surtout, si elle est noire, américaine, qu’elle sent la
poudre, la blanche comme la grise, les piqûres de rappel et les
autres, qu’il ramassait à la pelle, sans précaution, pour
s’envoyer sa merde dans les veines.
Y’a des destins étranges en ce bas
monde. Passer de la seringue au stylo. Et neiger sur le papier les
traces de poudre et les taches de sang de son passé. Après le
manque, l’expression de la souffrance. Un titre en forme de jeu de
mots aussi évocateur de son état d’esprit que révélateur de son
talent. Mais complètement hors sujet face à la réalité du cadavre
de Tarek OULLOUL dans les chiottes du bateau.
C’est une overdose ?
Le grand lieutenant franco-belge
rabat-joie Jacques m’a arrêté.
Tu comptes vraiment tous les décrire ?
On a un meurtre à élucider ! Faut qu’on avance, chef. On est
dans la vraie vie, là, pas dans une fiction littéraire.
C’est con, je venais juste
d’entreprendre l’interrogatoire de l’auteur de ‘’Impératif’’,
un thriller d’espionnage, écrit par l’ancien diplomate, aussi
baroudeur que rusé, à l’aise en cravate comme en rangers, à
l’ambassade comme sous une tente de Touaregs. Principe d’adaptation
nécessaire en vogue au ministère des Affaires étrangères. Son
bouquin révélait sous la forme d’une fiction une affaire de
corruption, trop incroyable pour être fausse, mêlant un ancien
président de la République française, des dictateurs africains
aussi corrompus qu’autocrates, un dirigeant mégalomane à la tête
d’une des plus grosses entreprises françaises, un élu ripou
goguenard et des espions franco-britanno-libanais essayant de démêler
le vrai du faux dans l’écheveau compliqué des affaires
politico-médiatico-financières, le tout entre séances de tirs et
de culs. Instructif et jouissif. Tellement.
Avec son vécu, certain que cet auteur
aurait pu m’apporter des éléments importants sur l’enquête en
cours. Je me doutais bien que les autres : notamment l’ironique
Ralph Delacache auteur de : ‘’la leçon de Mort râle’’
ne m’aurait rien apporté. Ce n’était pas la première venue de
Ralph sur le salon. Il assurait sa troisième participation entre
humour noir et ironie tendre. Un habitué des lieux. Mais trop
imaginatif pour croire à la réalité d’un cadavre sur le salon où
il officiait. Il n’avait rien vu.
En revanche, c’était la première
venue de Josepha SALIERINI sur le festival. Son nom était un pseudo,
vraie professeure de lettres officiant dans un bahut d’une banlieue
difficile, elle préférait écrire ses romans sous une identité
virtuelle. Vu l’objet de sa présence au festival c’était une
sage décision. Elle venait de publier le sidérant ‘’THREE’’,
thriller amoureux où le sexe se conjugue à trois et jusqu’à la
mort.
Perdu une fois encore dans mes pensées,
le Grand Jacques, terre à terre par nécessité et professionnel par
principe, me rappela à l’ordre.
— Tu rêves ou quoi, chef ?
Putain. Heureusement que je suis là pour bosser !
Il a raison Jacques Van de Berck. On a
toujours besoin d’un petit lieutenant avec soi. Même quand il
mesure 2 mètres et flirte avec les 125 kilos. Ce n’est pas la
taille qui fait le talent. Et ça m’arrange. Sinon je ne serais pas
là en train de raconter cette sinistre pantalonnade.
Effet immédiat du mot sur mon
imagination. Mon regard s’est retourné vers le mort. Le pantalon
baissé sur ses mollets, cela avait un sens. Forcément. A priori ce
dernier n’avait subi aucun abus sexuel. Ni même le début d’un
assaut. Il avait le pantalon baissé sur les mollets, mais slip ou
caleçon, il portait encore un vêtement cachant son céans et ses
parties génitales. Le ou les assassins avaient voulu nous laisser un
signe. Un message. Une aide. Qui a combattu par le pantalon périra
par le pantalon ?
De nouveau j’ai tourné dans mes
mains ‘’Jumelles’’, l’œuvre de Tarek OULLOUL. Bouquin de
belle facture. Format classique 15/17 cm. 320 pages. L’ensemble
publié chez BRETELLES EDITEUR. J’ai souri. Avoir comme éditeur la
maison ‘’BRETELLES’’, pour finir mort dans les toilettes d’un
bateau couvrant un festival de littérature, le pantalon sur les
chevilles ; il y avait comme un hiatus quelque part. Un manque
de cohérence. A minima de soutien.
Si le mobile n’était pas la jalousie
littéraire, pourquoi ne serait-il pas un énorme coup de
communication pour la maison d’édition. J’ai interrogé le
maître des lieux. Il connaît tous les éditeurs, directeurs de
collection ou rédacteurs en chef du monde et d’ailleurs. René m’a
regardé, dubitatif. Il ne connaissait pas BRETELLES EDITEUR.
— ‘’JUMELLES’’ est le
premier roman publié chez eux. Je crois même que Tarek OULLOUL
était leur seul auteur.
Le lieutenant Jacques Van de Berck a eu
la même interrogation que moi : mais quelle pouvait être cette
maison d’édition, dont le seul auteur venait d’être assassiné
dans les toilettes d’un bateau littéraire ?
Pas le temps de répondre à cette
question. Le médecin légiste venait d’arriver. Il avait dégagé
la tête de Tarek de ces assises et avait allongé le corps de tout
son long entre les deux lavabos.
— Je crois qu’on a un nouveau
problème, chef.
J’ai regardé le grand lieutenant
Jacques sans le moindre soupçon d’inquiétude. Au point où nous
en étions. Plus rien ne pouvait me surprendre. Je m’étais trompé.
La scène était étonnante.
Tarek OULLOUL gisait, allongé sur le
dos, la tête posée au sol. L’homme de son vivant ne devait pas
être beau. Mort, il était furieusement laid. Très. Son visage
était rouge, ses yeux entrouverts vitreux. Un morceau de sa langue
pendait de sa bouche béante.
En comprenant quels avaient été les
derniers effluves qu’il avait dû respirer avant de mourir, un
haut-le-cœur m’a envahi. J’ai de suite rallumé mon cigare qui
venait de s’éteindre.
Les pans de sa chemise bâillaient sur
son ventre adipeux. Le pantalon au bas de ses pieds, son caleçon
hideux laissait passer par la braguette un pénis exagérément long.
Malgré mes bouffées havanaises, un deuxième haut-le-cœur faillit
provoquer mon vomissement.
Mais ce n’était pas tout. Son double
menton les cachait en position agenouillée, mais elles étaient bien
visibles en position allongée : des bretelles. Autour du cou.
Fortement serrées. Sur plusieurs tours. Les boucles pendaient autour
du visage graisseux de Tarek OULLOUL, tristes ornements funéraires.
Le médecin légiste m’a regardé.
— Je crois que nous avons l’arme
du crime. Mort par strangulation.
J’ai tourné nerveusement
‘’Jumelles’’ dans mes mains, vérifié le nom de l’éditeur.
J’ai regardé le corps sans vie de l’auteur. Son pantalon sur les
mollets, ses bretelles autour du cou. Jeté un œil interrogateur aux
sept auteurs. Secoué nerveusement la tête.
Il y avait quelque chose de pourri au
royaume de l’édition.
J’ai regardé le Grand Jacques. Sa
tablette ‘’high-tech’’ dans les mains.
— T’as du réseau sur le lac ?
Il m’avait devancé.
— BRETELLES ÉDITEUR, société
à responsabilité limitée au capital social de 650 euros, dont le
siège social est basé 11 Avenue de New York à PARIS, immatriculée
le 11 septembre 2011 au registre du commerce de Paris ayant comme
activité principale l’édition de revues et périodiques, ancienne
appellation ‘’Point de nu et Image de fesses’’ édition de
revues et livres à caractère érotique et pornographique, même
gérant : Jean-Sébastien de la SIMONERIE.
C’est là où j’ai commencé à
gueuler.
— Quelqu’un peut m’expliquer,
merde ?
Je n’y comprenais plus rien. Comment
le seul auteur d’une ancienne maison d’édition de bouquins
pornographiques pouvait se retrouver assassiné, dans les toilettes
du Cygne sur le lac d’Annecy ? Quel était le lien entre des
œuvres de cul éditées par BRETELLES, société aux références
des tours new-yorkaises beaucoup trop marquées et le polar
‘’Jumelles’’ écrit par Tarek OULLOUL ?
René est intervenu :
— Vous avez bien dit Jean
Sébastien de la SIMONERIE ? Ça me rappelle quelque chose.
À moi aussi. Quelque chose de
douloureux, d’enfoui au plus profond du labyrinthe tourmenté de ma
mémoire de flic.
— De la Simonerie ? Ce
n’est pas cet éditeur qui était recherché pour viols et meurtres
dans les années 90 ? Celui qui choisissait exclusivement des
manuscrits de femmes. Obtenait des rendez-vous, les rencontrait et
leur faisait croire qu’elles étaient les nouvelles Sagan ou Duras,
version érotique. Ensuite il …
— …. Il les droguait, les
violait, les tuait puis publiait leur roman en faisant croire qu’il
en était l’auteur…. Si c’est lui. J’ai participé à son
arrestation en 1987.
Ma mémoire avait assuré le relais.
Les digues de mon cerveau avaient cédé devant les flots de mes
souvenirs. J’avais mis de côté la fameuse ROI : Règle de
l’Oubli Immédiat, en vigueur chez tout flic souhaitant avoir une
espérance de vie supérieure à 35 ans. Nécessité d’oublier dans
la seconde toutes les saloperies vécues dans ce métier de dingues.
Mais le policier n’oublie jamais, il accumule. Et sait au bon
moment faire remonter les éléments nécessaires à l’enquête.
— J’étais jeune poulet à la
Crime du 36 à l’époque. Mon groupe venait d’être saisi des
disparitions et des meurtres de plusieurs jeunes femmes. Elles
avaient les mêmes particularités, jeunes, jolies, et auteures !
On a retrouvé chez elles, des papiers, des bouts d’écriture, des
feuilles rédigées. Un peu partout. Ce n’était pas encore l’heure
des ordinateurs. L’une d’elles avait même écrit des poèmes sur
les étiquettes de ses vêtements, une autre sur du papier toilette….
— C’est une obsession chez
vous ?! s’est exclamé René.
— Un triste constat. Qui nous a
permis de faire le lien entre elles. Elle partageait cette même
passion de la littérature, cette urgence de l’écriture. Ça a été
facile de remonter jusqu’à la maison d’édition ‘’Point de
nu et Images de fesses’’ et Jean Sébastien de la Simonerie.
Auteur raté mais éditeur escroc. Violeur, tueur, drogueur, et
copieur d’histoires.
— Il faut toujours se méfier
des rimes en ‘’eur’’, a ajouté sobrement René.
Pas forcément d’accord. Certaines
sont très belles. Mais je n’ai pas relevé, j’ai poursuivi.
— Il a été condamné à la
prison à perpétuité. Ce n’est pas possible qu’il soit déjà
dehors ?
Jacques Van de Berck, lieutenant par sa
profession, jeune par son âge et lucide par obligation, m’a
rappelé à l’ordre.
— Ça fait longtemps que les
peines à vie n’existent plus, chef. Perpétuité c’est un joli
mot pour cacher une triste réalité. Les assassins comme les fous,
finissent toujours par retrouver la liberté.
Depuis sa tablette high-tech, il avait
accès aux fichiers spécialisés de la police. En même temps qu’il
parlait, il vérifiait. Modernité de la technologie : résultat
sans appel. Jean Sébastien de la Simonerie avait été libéré de
la prison de la Santé pour bonne conduite depuis dix-huit mois.
Serait-il possible alors, que …. ?
La réponse ne se fit pas attendre.
Bien sûr que ça l’était. Le grand Lieutenant Jacques me tendit
son écran. Il venait d’accéder au site de la maison d’arrêt de
la Santé. Je ne connaissais pas ce fichier récent de la police.
Tous les sortants sont pris en photo le jour de leur libération,
mesurés, pesés et ‘’anthropométrés’’. Celle de Jean de la
Simonerie ne laissa planer aucun doute : les bretelles autour du
cou et les moustaches garnies en moins, c’était le portrait craché
de l’homme à tête de chiottes, l’auteur de ‘’Jumelles’’ :
Tarek OULLOUL.
Par acquit de conscience le légiste
pris quelques mesures complémentaires, longueur des mains, des
pieds, du sexe … estima à quelques kilos près le poids de feu
Tarek et conclut avec le franco-belge Jacques, que Tarek OULLOUL et
Jean de la Simonerie étaient bien une seule et même personne.
— Y’a des détails qui ne
trompent pas, commandant !
Une intuition fulgurante. J’ai sorti
mon flingue, l’ai brandi au-dessus de ma tête, très menaçant et
plus même, avant de hurler :
— N’y voyez aucune marque de
discrimination quelconque, messieurs-dames, mais nous allons faire
deux clans. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Vous
avez deux secondes.
Le grand lieutenant Jacques n’a pas
été le seul à me regarder, l’air très surpris. Tout ceci
n’était pas très procédural.
— Quand l’urgence le
nécessite, la procédure attend….
Pas certain que cette assertion soit
acceptée par les légistes convaincus. Mais tant pis. Aux grands
maux les grands remèdes. Ni le lieu, ni le temps, ni l’envie de
philosopher sur la légitimité des procédures en cours dans un état
de droit.
Jacques s’est tourné vers moi.
Dubitatif.
— Qu’est-ce qu’il te prend ?
— Crime à bretelles :
crime féminin ! On procède en deux temps. Premièrement :
les hommes à la porte ! On ne garde que les femmes.
Deuxièmement : vérification de leurs dates de naissance.
— Pourquoi ?
— Un homme, pour tuer, utilise
des moyens radicaux, violents. Balle dans la tête, coups, explosion.
Une femme trouve des solutions, plus … lestes ? Pleines de bon
sens, pratiques. Pragmatisme et douceur : signes du meurtre
féminin.
— Et avoir la tête enserrée
dans des bretelles et enfoncée dans les cuvettes des toilettes, tu
trouves ça doux, toi ?
— Esthétique et original, pas
très masculin en tout cas.
— Le meurtrier serait donc une
femme ?
— Ou plusieurs …
— Puisque tu le dis, commandant.
Et pourquoi vérifier leur date d’anniversaire ?
J’ai regardé Jacques, il n’avait
pas encore compris.
— Pas pour leur envoyer des
fleurs.
J’avais décidé de le laisser
mijoter. L’expérience vient aussi du questionnement. Il ne pouvait
pas prétendre tout connaître à son âge. Fallait qu’il fasse ses
armes.
Il était en proie à mille questions.
Elles se lisaient sur son visage. Mais obéissant comme il savait
l’être, exécutait les ordres. Au fur et à mesure qu’il
constituait les deux groupes, autorisant les premiers, qui ne se
faisaient pas prier, à sortir et priant les deuxièmes à lui
présenter une pièce d’identité, son visage s’éclairait. La
solution approchait.
Certaines n’hésitaient pas pourtant
à traiter sa manœuvre de discrimination sexuelle scandaleuse,
invoquant toutes les causes féministes défendues avec véhémence
depuis toujours ; mais il ne se laissait pas faire. Dans un
mélange de douceur et d’autorité, étonnant pour un individu de
sa taille, de son poids et de son grade, il répondait aux
injonctions féminines.
— Monsieur, tout policier sait
ça, on ne demande jamais son âge à une femme. Même avec une rose.
Ça ne se fait pas.
— Un bouquet ne suffirait pas à
pardonner mon effronterie, chère madame. Mais il arrive que les
circonstances imposent au policier cette impudence. Un moyen, honteux
j’en conviens, de vérifier votre secret de jouvence mais aussi de
faire progresser une enquête criminelle.
La requête présentée ainsi, elles
ont toutes tendu leurs extraits de naissance sans sourciller.
Étonnant le Grand Jacques, pour un
flic franco-belge de deux mètres. Jusque dans son vocabulaire. Qui
l’eut cru ? Capable de cumuler verbe et charme pour arriver à
ses fins. Manipulation séductrice, à laquelle les femmes sont si
sensibles. La manifestation de la vérité impose parfois quelques
dérapages au code de bienséance. Et pour y parvenir, il était
primordial de savoir si dans l’assemblée des lectrices, deux
femmes étaient nées le même jour.
— On cherche quoi, en fait ?
— T’as pas compris ?
— Si, enfin, je crois, les tours
…. C’est ça ?
— Oui. Les Twin Towers. New
York, le 11 septembre 2001… tout ça, quoi.
— Comme dans le roman de Tarek
OULLOUL. On cherche deux femmes nées le même jour.
— De la même mère,
— Des sœurs, donc …
— Des jumelles, même.
Jacques avait fini par comprendre. Tout
était lié : le titre, le sujet du livre ainsi que son meurtre.
Nécessité oblige : exhibition des cartes d’identité.
Vérification de la filiation et de la fraternité. En l’espèce,
de la sororité, même !
Surprise et désillusion, aucune date
ne correspondait. Et on avait beau regarder, scruter, admirer ces
femmes, aucune ne semblait avoir une sœur jumelle. De près ou de
loin, même à une heure ou à une ville près. Aucune de ces femmes
n’était née le même jour ou portait le même nom d’une autre.
Me serais-je trompé à ce point ?
Les seules sœurs présentes, n’étaient
pas liées par le sang. Mais par la religion. Visiblement l’Église
n’interdit pas la lecture de polars. À moins que ce ne soit le
festival des Pontons Flingueurs qui s’ouvrait à la spiritualité ?
Délaissant les cartes d’identité,
j’ai pris mon temps. Encore. Rallumé encore mon cigare, pris le
temps de le humer avant de le porter à la bouche et de le fumer.
J’avais besoin de regarder de plus près toutes ces femmes prises
au cœur d’une énigme policière. Toutes belles quand on les
regarde avec les yeux de l’amour. Pour une fois je pouvais les
admirer sans risque de jalousies ou reproches féminins de ma moitié.
Obligé par le devoir. Avec cette question, professionnelle, en toile
de fond : l’une d’elles pouvait-elle être l’auteure du
meurtre de Tarek OULLOUL ?
Quarante-huit. Elles étaient
quarante-huit femmes à suivre mes faits et gestes. Soumises à
l’autorité que je représentais. J’ai vécu des situations
étonnantes, bizarres, absurdes mêmes parfois au cours de ma
carrière, mais jamais je n’aurais imaginé vivre une telle
situation. Avoir quarante-huit femmes en face de moi, en attente de
mon bon vouloir. Aussi différentes que semblables. Blondes ou
brunes, petites ou grandes, plus ou moins âgées, un panel
représentatif de la femme moderne, ou actuelle, ou passée.
Je m’étonnais juste que, pressés de
savoir qu’ils étaient mis hors de cause, leurs maris, amants,
compagnons ou concubins, les aient abandonnées aussi facilement
entre les mains de deux flics désabusés de la P.J .
Jacques a souri, comme s’il suivait
le fil de mes pensées.
— Peut-être sont-ils heureux de
s’en débarrasser à si bon compte ?
— Pas très ‘’gentleman
elegant’’ comme remarque.
— De l’humour, chef, que de
l’humour, comme palliatif à nos inquiétudes.
— Flic, humoriste et philosophe.
Tu feras pas long feu dans ce métier.
On en était là de nos réflexions,
regardant ces quarante-huit femmes devant nous. Mais que faire,
maintenant ? Belles et élégantes. Distantes et si proches.
Insoupçonnables et intouchables. Rien ne permettait de faire le lien
entre elles. Même la vérification administrative d’identité
confirmait qu’il n’y avait aucun rapport familial entre elles.
Elles n’apportaient plus aucun élément utile à l’enquête.
Jacques s’est tourné vers moi.
Désabusé. Bien obligé de les laisser partir. Sans élément
objectif, impossible de les garder plus longtemps au risque de passer
pour un affreux tortionnaire sexiste et machiste.
Avec regret, j’ordonnais au
Lieutenant Jacques Van de Berck de leur remettre leurs pièces
d’identité et de les laisser filer.
Comme une volée de moineaux, le Cygne
s’est vidé. Rires, jupes et foulards ont quitté le navire, nous
laissant seuls devant ce vide indescriptible que seule une femme sait
laisser quand elle vous quitte. Alors quarante-huit d’un coup, ce
n’était pas un vide, mais un immense abîme.
Mon cigare finissait de se consumer.
J’exhumais les dernières bouffées de sa courte existence enfumée,
en regardant l’horizon. Bateau à quai, il était réduit. Comme
cette enquête, qui n’avançait plus. Tout bon policier le sait, si
le meurtrier n’est pas identifié dans les heures qui suivent la
découverte du macchabée, des heures, des mois et des années
d’enquête peuvent être alors nécessaires.
Jacques avait l’air aussi désemparé
que moi. J’ai soufflé, en abandonnant le cadavre de mon cigare
dans le cendrier.
— On ne va pas se plaindre, on a
du travail pour des années. T’auras moins de temps pour tes
footings autour du lac.
Il a esquissé un sourire.
— Pourtant ton idée de jumelles
était excellente.
— Comme toutes mes idées. Mais
pas suffisante.
Une petite voix s’est adressée à
nous.
— Excusez-nous, messieurs, on a
fini notre service, on peut y aller nous aussi ?
Dans toute cette excitation, on les
avait oubliés. L’équipage du navire : le capitaine et ses
trois matelots, et le personnel de l’organisation : le
libraire et ses bouquins, deux hôtesses d’accueil et leur beauté.
Sans vraiment prendre le temps de les
regarder, je leur ai fait signe.
— Bien sûr, allez-y. Désolé
pour le dérangement.
Jacques a levé la tête, les a
regardés et a rajouté.
— Ne vous inquiétez pas, on va
faire le nécessaire pour enlever le corps, et procéder ….
Il s’est tu, interloqué avant de
terminer dans un souffle.
— … au nettoyage du bateau.
Les membres de l’équipage et de
l’organisation étaient sur le pont leur permettant de rejoindre la
terre ferme. Les hôtesses fermaient la marche. Jacques m’a secoué
de ma torpeur post-abyssale d’avoir été quitté par quarante-huit
femmes d’un coup.
— T’as vu comme elles se
ressemblaient les deux hôtesses. Même taille, même couleur de
cheveux, même physique.
Négligemment, j’ai jeté un coup
d’œil. Pour être honnête, je les avais déjà repérées les
deux hôtesses. Charmantes. Et pris le soin et le temps de discuter
avec elles pendant la traversée du lac, avant la découverte du
cadavre. Pour être très honnête, plus que leur beauté
substantielle, elles m’avaient tout de suite plu ces gamines. Par
leur esprit. Loin d’être des potiches aux sourires et formes
volontairement mis en évidence, elles avaient du vrai répondant,
une connaissance des auteurs qu’elles accompagnaient et de leurs
œuvres qu’elles avaient lues. Pour être très très honnête,
elles possédaient surtout cette forme d’irrévérence joyeuse,
leur permettant d’être capables de se moquer de tout, de tous, et
surtout d’elles-mêmes. Cette autodérision dont manquent certaines
femmes, remplies de la suffisance de leur beauté et de la certitude
de leur bêtise, à qui il faudrait tout le temps rappeler, que la
beauté c’est comme le fromage, ça finit toujours par puer et
couler.
Maintenant qu’il me l’avait fait
remarquer, c’est vrai qu’elles se ressemblaient les deux petites.
— Ça doit être l’effet
uniforme. Elles se ressemblent toutes en jupe-tailleur parme.
Je crois que j’étais juste en train
d’essayer de me convaincre moi-même. Comme si je refusais
d’entendre ce que me murmurait ma voix intérieure.
— Souviens-toi, quand tu lui as
demandé son prénom, elle a souri et avec fierté et t’as annoncé
…..
Je me suis tourné vers le grand
Jacques.
— Dis-moi, tu connais leurs
prénoms aux deux grâces ?
— J’ai discuté avec l’une
d’elle, je crois qu’elle s’appelle Anaïs.
— Victoria.
— Non, pas Victoria, Anaïs.
— Non, Victoria, c’est
l’autre. Je m’en souviens maintenant, elle m’a dit son prénom,
elle en était très fière : Victoria.
— Et Anaïs.
— Anaïs et Victoria.
J’ai regardé Jacques.
— Comment elles s’appellent,
déjà, les deux sœurs jumelles dans le livre de Tarek OULLOUL ?
— Tu crois que ?
— Je crois rien, j’enquête.
— Iris et Cynthia, non ?
— Iris et Cynthia ; Anaïs
et Victoria : trop de ressemblances nuisent à la différence.
— Trop de ressemblances nuisent
….Ça veut rien dire, ça !
— On s’en fout, appelle-moi
René, vite.
Pas la peine de l’appeler, il était
déjà là. Souriant et superbe. Ses cheveux dans le vent, l’œil
goguenard, le sourire enjôleur. Il m’a regardé.
— La réponse à la question que
tu vas me poser est oui. Anaïs et Victoria sont jumelles…
Félicitations, vous avez élucidé le meurtre.
Il ne nous a pas laissés poser nos
mille questions qui se bousculaient. Il a pris le portevoix du bateau
et a lancé un appel.
— C’est bon, ils ont trouvé,
revenez tous. On va faire le débriefing.
Le débriefing de quoi ?
Pas le temps de réfléchir plus avant.
D’un seul coup les quarante-huit femmes qui venaient de nous
abandonner, leurs maris ou conjoints les accompagnants, sont revenus.
Le personnel de l’équipage, le libraire et les deux hôtesses,
plus jumelles et irrévérencieuses que jamais. Pris par nos pensées
et autres supputations ou réflexions, nous n’avions même pas
remarqué, qu’ils étaient restés à proximité. À peine cachés
dans le jardin des Amours, qui porte si bien son nom, à proximité
du quai d’embarquement. Ils sont tous remonté à bord, nous
félicitant quand ils passaient devant nous.
— On a bien cru que vous n’y
arriveriez pas.
— Vous avez eu des grands
moments.
— Les hommes d’un côté, les
femmes de l’autre, on s’est dit que vous brûliez …
— On est rassurés, on peut
faire confiance à notre police, vous êtes bons.
Abasourdi, je n’étais pas au bout de
mes surprises. Le mort s’est redressé, a défait les bretelles qui
lui enserraient le cou et a éclaté de rire.
— Il était temps, je commençais
à avoir des fourmis dans la tête. Et les odeurs …je vous en parle
même pas.
René a laissé la parole à Serge.
J’ai commencé à comprendre. Des années que Serge, de sa voix de
stentor et de son phrasé unique, anime tous les ateliers de lecture,
les interviews et autres jeux de toutes formes, proposés sur le
festival des Pontons Flingueurs. S’il était dans le coup, c’est
que la comédie n’était pas loin et allait bientôt prendre fin.
Si Serge faisait court !
— Mesdames et messieurs, pour
une première, c’est une réussite. Autant sur la mise en scène,
que sur votre participation à tous, et surtout sur celle de nos deux
amis policiers. Je crois qu’ils ont bien mérité vos
applaudissements.
La police qui se fait applaudir. Faut
en profiter, ce n’est pas si souvent. Les applaudissements, hourras
et autres bravos, ont bien duré une minute trente-sept, avant que
Serge ne poursuive. J’en ai profité pour allumer un autre
Diademas. Besoin de me donner une contenance.
— Une petite explication
s’impose. Vous le savez, c’est une tradition sur le festival :
pour mettre un peu de piment, chaque année nous organisons
différents concours. Cette année, René a eu l’idée de ce jeu
grandeur nature : ‘’faux meurtre pour vrais flics’’, une
façon de voir comment travaillent dans la réalité des policiers
sur une enquête criminelle. Et puisque parmi nos lecteurs et
néanmoins adhérents ; j’en profite pour vous demander de ne
pas oublier votre petite cotisation annuelle ; nous comptons
deux officiers de police, nous avons voulu les plonger au cœur d’une
énigme criminelle se déroulant aux ‘’Pontons Flingueurs’’.
Et quoi de mieux que le meurtre d’un auteur de polar sur un
festival de littérature policière pour avoir une belle enquête !
Qu’ils ont menée à terme avec brio. On peut encore les féliciter.
Les applaudissements ont repris de plus
belle. Derrière les volutes de mon ninas, j’étais aux anges.
Jacques l’était moins.
— Profite, c’est pas tous les
jours qu’on t’applaudira pour ton métier de flic.
— C’est pas une infraction,
ça : inciter les services de police à mener faussement une
enquête ?
— Si, un délit : cinq ans
de prison et 2500 euros d’amende. Mais c’en est une autre que de
ne pas profiter du bonheur d’être applaudi.
Il m’a regardé, a fini par sourire.
— De toutes les façons on ne
peut pas les mettre tous en garde à vue, ils sont trop nombreux.
J’ai haussé les épaules. Expiré
deux bouffées havanaises.
— Le manque de moyens dans la
police, c’est une vraie calamité.
En entendant ces applaudissements,
j’avais déjà ma petite idée. Des années que je voulais passer à
l’écriture. Tellement de choses à raconter. L’occasion était
trop belle. Et depuis que je connaissais le prix des pontons :
le poids de l’auteur en vin et fromage, je n’avais qu’une
envie : le remporter. Avec mes kilos superflus et ma taille, je
pourrais vivre avec au moins pendant un an.
Et contrairement aux autres auteurs, je
serais prêt à tuer pour ça. Pour de vrai.
Très sympa, de bons mots, un moment de détente entre potes. Après, ça manque un peu de précision et d'élagage pour espérer remporter le concours, de mon point de vue
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