Chaque respiration est
devenue une torture. La moindre particule d’oxygène arrachée au
cercle de fer qui lui broie la poitrine déchire ses poumons comme si
des centaines de lames de rasoir lui découpaient les bronches. Le
plus terrible c’est qu’il aimerait pouvoir s’arrêter de
respirer cet air vital qui est comme un feu ardent qui le brûle et
le déchire. Mais cette fonction-là, tout comme les battements
cardiaques, personne sauf peut-être quelques grands maîtres yogis,
n’est capable de les arrêter par la seule force de leur esprit. Et
lui n’est pas un grand maître, pas dans ce domaine en tout cas….
D’ailleurs, en cet instant précis, il ne sait plus vraiment qui il
est ou même, ce qu’il était. Brisé par la souffrance et par la
peur, le corps tordu de douleur et secoué de spasmes, il ne peut que
gémir sa haine et son désespoir au crépuscule d’une vie qu’il
aurait souhaitée, à défaut d’être meilleure, un petit peu plus
longue…
Il tente dans un effort
qui lui arrache un cri de tourner légèrement la tête vers la
grande fenêtre de la suite. Il est allongé sur une épaisse
moquette, de celle qui recouvre habituellement ce genre de chambre
dans ce genre de palace. L’attaque a été tellement foudroyante
qu’il n’a même pas réussi à rejoindre la porte. Il s’est
écroulé sur le sol sans avoir pu esquisser le moindre mouvement
pour se défendre. Mais malgré toute l’énergie qu’il mobilise,
il ne peut qu’entrevoir un ciel immensément bleu dans lequel un
tout petit nuage blanc, sorte de minuscule îlot immaculé, semble le
narguer de toute son effrontée solitude. Marre-toi bien pauvre nuage
à la con, je te promets que lorsque je serai arrivé là-haut je te
retrouverai. Je ne suis pas du genre à oublier un visage, aussi
fuyant soit-il… Cette capacité quasi photographique à ne pas
oublier un regard, une expression, à pouvoir reconnaître quelqu’un
au beau milieu d’une foule alors qu’il n’a vu de lui que
quelques clichés, pas toujours excellents, cette formidable mémoire
qui lui permet de se souvenir d’une adresse, d’un numéro de
téléphone ou d’un numéro de compte a forgé sa solide réputation
dans un secteur dans lequel la fiabilité et la constance sont deux
qualités vitales. Elles lui avaient permis de se sortir de bien des
situations dans lesquelles la plupart des gens auraient tout perdu.
Leur calme, leur lucidité et, finalement, leur vie… Mais depuis
quelque temps, il savait que ces qualités lui faisaient parfois
défaut. Et depuis quelques minutes, il en a la sombre certitude.
Tout avait pourtant
commencé de façon normale. Le mail était arrivé sur sa boîte
professionnelle, une adresse impossible à pister et que seuls
connaissaient des gens en qui il avait confiance. Enfin, dans la
limite du raisonnable… C’est-à-dire qu’il avait confiance dans
le fait que ses gens n’étaient pas du genre à le balancer aux
flics. Ils réglaient leurs différends autrement, d’une manière à
la fois beaucoup plus directe et infiniment plus radicale qu’une
simple dénonciation. Il y avait dans ce message bref qu’il voyait
encore clignoter sur son écran les informations classiques. Une
adresse, une photographie plutôt réussie et une alerte sur le fait
que ce contrat devait être impérativement liquidé avant 48 heures.
D’habitude il ne s’attardait pas sur la photo, il lui suffisait
d’un regard pour mémoriser un signe distinctif, imperceptible pour
le commun des mortels mais indélébile pour lui. L’arête
imparfaite d’un nez, un léger décalage dans l’alignement des
yeux, une commissure de lèvres un peu particulière … Ces détails
s’enregistraient immédiatement dans le disque dur de sa formidable
mémoire et l’information ressurgissait avec une précision
diabolique lorsqu’il croisait l’objectif. Pourtant il s’était
attardé un peu plus longtemps que nécessaire sur le cliché en
couleur de cette femme. Elle était belle certes, une trentaine
d’années, peut-être 35 mais pas plus, un sourire très naturel et
des yeux d’un vert saisissant, une bouche aux lèvres ourlées et
sensuelles et une attitude de défi distancié qui laissait poindre
une sorte d’amusement. Très belle même… Mais cela n’avait
jamais eu la moindre espèce d’importance pour lui. Belle, laide,
vieille, jeune, gros, noir, blanc, jaune… Il n’accordait à ces
gens que l’importance détachée et clinique d’un chirurgien
plasticien pour la poitrine de sa patiente. Pourtant il était à
nouveau revenu sur cette photographie, à deux reprises, perdant son
regard dans celui de cette femme et se demandant à quoi elle pouvait
bien penser pour afficher à la fois une telle ironie et un tel
détachement. Et puis il y avait repensé, plusieurs fois… C’était
incompréhensible. Il aurait dû s’apercevoir à ce moment-là que
quelque chose ne tournait plus rond chez lui, il aurait dû sentir
qu’il était temps de raccrocher. Au lieu de ça il avait juste
pris un billet d’avion pour cette foutue ville…
Et maintenant, alors
que la douleur le paralyse et qu’il supplie n’importe quelle
divinité de mettre fin à ses souffrances, il entend un muezzin
appeler les fidèles à la prière, « Allahou akbar… Allahou
Akbar». Allah ou un autre… Il va bientôt savoir si derrière les
multiples visages de Dieu se cachent autre chose que des violences
faites aux hommes, des espoirs fous et des lieux de culte insensés.
Et à vrai dire, après ce qu’il vient de voir il sait que toutes
ces peurs et ces fantasmes se nourrissent d’une atroce vérité.
C’est d’ailleurs la dernière pensée qui glace son sang, juste
avant que son cœur ne se décide enfin à s’arrêter.
XXXXXXXXXX
Le matin même…
L’aéroport
de Marrakech est immensément vide et n’offre aux passagers qui
viennent de descendre de l’avion qu’une morne étendue de
carrelage grisâtre. L’absence un peu sidérante de l’agitation
commune aux grands aéroports internationaux donne immédiatement une
impression d’étrangeté qui me saisit. Le préposé aux douanes
m’observe avec attention alors que je viens de lui donner mon
passeport. Il tape avec application sur son clavier d’ordinateur,
me regarde à nouveau, puis son écran, puis moi, encore.
— l
y a un problème Monsieur ?
En
prononçant cette phrase, j’ai l’impression que je suis en train
de le créer, ce problème. Pourtant, mon activité m’oblige à
affronter avec régularité cet exercice sournois qui n’a pour
unique objet que de vous déstabiliser afin de vous faire avouer
d’hypothétiques forfaits.
—
Sur votre fiche Monsieur, vous n’avez pas mis votre adresse…
L’adresse à laquelle vous allez résider pendant votre séjour. Il
faut la mettre.
Comment
ai-je pu oublier un truc aussi basique. Se faire remarquer par un
douanier pour quelque chose d’aussi anodin aurait dû m’alerter.
Ce n’était pourtant pas la première fois que ce genre de signaux
venait percuter le bel ordonnancement qui gérait ma vie depuis
maintenant 30 ans. La dernière fois c’était à Chicago, j’avais
presque signé la fiche d’hôtel sous mon vrai nom… J’avais
certes été distrait par cette incroyable jeune femme qui, sur le
desk d’à côté, penchait un écolleté vertigineux pour expliquer
au groom que la suite qui lui avait été réservée ne pouvait
décemment pas disposer que d’une seule salle de bain. Je perdais
la main et je m’en rendais compte. Ce qui à la fois m’irritait
et me terrifiait. Je pouvais alors imaginer l’abîme vertigineux de
celui à qui on annonce un syndrome d’Alzheimer et qui sait dès
lors que sa vie va partir en petits morceaux d’oubli pour s’achever
dans un morne et anonyme néant. Sauf que pour moi les conséquences
pouvaient être, non pas moins terribles, mais diablement plus
rapides.
— Oui
bien sûr, je suis désolé, je vais le remplir tout de suite.
J’inscrivis
l’adresse d’un des nombreux Riad de la médina, un de ceux dont
j’avais appris la liste et je pus repartir aussitôt. Je quittai
l’aéroport et pris un premier taxi jusqu’à la place Jama
El-fna. Je devais rejoindre un contact à la sortie d’un souk afin
de récupérer les objets indispensables à l’exercice de ma
mission. Je traversai donc la place au milieu du rythme obsédant des
bandirs des charmeurs de serpents, pauvres reptiles réveillés tant
bien que mal par de petits coups de bâtons agacés au milieu des
cris et de singes sautillants habillés en poupées ridicules. Je
m’enfonçais dans les boyaux étroits et sombres de cette ville
dans la ville. La médina m’apparaissait comme une gigantesque
ruche, une fourmilière dans lesquelles mobylettes, vélos et
triporteurs se seraient substitués aux insectes. Une agitation
frénétique mais ordonnée au sein de laquelle chacun semblait
trouver sa place et son chemin sans que l’ensemble ne soit en rien
perturbé. Parfois, tel un gros scarabée, une petite voiture se
retrouvait provisoirement bloquée par l’étroitesse d’un
passage. Aussitôt un regroupement de deux roues impatients et
vrombissants se formait autour de la bête et, à force de klaxons et
de palabres, la situation se débloquait avec une rapidité
surprenante. Au bout d’un quart d’heure, j’arrive devant la
petite échoppe. Ma mémoire, si elle me fait un peu défaut ces
derniers temps, m’a toutefois permis d’apprendre dans l’avion
un plan très détaillé de la médina. J’ai dans la tête, tout au
long de ma progression au sein de ce labyrinthe une véritable
photographie 3D qui affiche avec constance la direction que je dois
prendre pour rejoindre mon objectif. Je me retrouve devant cette
minuscule boutique emplie de sacs et de sacoches de cuir, une échoppe
misérable coincée entre un vendeur de tapis et une sorte de
restaurant dont s’échappe un fumet étrange. Je sais que je suis
très exactement à l’endroit attendu. D’ailleurs le vendeur me
tend aussitôt un sac de voyage en cuir marron.
— C’est
ça qu’il te faut mon ami, avec cette sacoche tu peux traverser le
monde et emporter ta vie.
C’est
le message prévu, un peu ampoulé mais empreint d’une forme de
poésie orientale qui m’amuse et me pousse à formuler ma réponse
avec une certaine emphase.
— Merci
mon ami, c’est tout à fait ce qu’il me faut pour aller là où
je veux et emporter ce que je dois.
Il me
tend l’objet et s’impatiente aussitôt de me voir rester encore
quelques secondes devant son étal. Je prends alors le chemin du
retour et arrivé sur la grande place je m’autorise un thé glacé
à la terrasse du «grand café français ». Nous ne sommes
qu’en avril mais la température est déjà proche des 30 degrés
et la fraîcheur de la boisson ajoutée au parfum puissant de la
menthe me donnent l’impression qu’une climatisation vient d’être
mise en route. Je jette à la dérobade un regard dans le grand sac
de cuir pour constater avec satisfaction que le matériel est
complet. C’est bien ce que j’avais demandé. Je règle ma
commande, regarde ma montre et envisage avec sérénité la suite de
ma mission. Je ne sais pas qui est cette femme ni ce qu’elle a fait
pour qu’un type comme moi prenne le premier avion pour la
rejoindre. Mais cela ne m’intéresse pas et je crois que cette
hygiène d’assassin est tout à fait nécessaire à mon équilibre
mental. Si je m’intéressais à mes victimes, j’arrêterais
peut-être de les considérer comme des cibles et ça, c’est le
début des problèmes. Ce code de conduite m’avait par ailleurs
permis d’accomplir des missions que des concurrents, moins
professionnels, avaient tous refusées. Lorsque vous ne considérez
votre victime que comme un objet, tout devient possible: femmes,
vieillards, enfants, coupables, innocents…. C’est un véritable
confort pour un homme consciencieux.
La
cible arrivait à son hôtel à 17h00, cela me laissait deux bonnes
heures pour l’y rejoindre. Deux heures pendant lesquelles le regard
et le sourire énigmatique de cette femme vinrent hanter mon esprit à
de trop nombreuses reprises. Ils percutaient, comme autant de coups
frappés à la porte de ma sérénité, la belle logique de tueur
qu’une discipline sans faille avait érigée en principe de vie. Il
fallait que je referme à jamais ses paupières pour m’en sentir
définitivement libéré.
Deux
heures plus tard…
Je
suis assis dans un des fauteuils de la réception de ce palace
marocain et je peux apercevoir l’entrée du splendide édifice. Ici
tout est marbre, fontaines et ombres, rien n’est épargné, le mot
est cocasse, aux touristes fortunés et aux hommes d’affaires qui y
descendent. Je vais rarement dans ce genre d’hôtel et n’y
séjourne jamais. Trop visible, trop contrôlé, bien trop de
vigilance et d’empressement de la part du personnel, bien trop de
regards et de jugements de la part des autres clients…. Un
cauchemar pour celui qui veut ne pas paraître et encore moins
apparaître. Mais il m’arrive très souvent d’y attendre des
rendez-vous. En effet, les gens qui éveillent l’intérêt
d’organisations susceptibles de faire appel à mes services sont
rarement des personnes ordinaires. Elles ont des trains de vie très
exorbitants, des habitudes hors de prix. Je ne porte pas de jugement
moral bien sûr et j’évite d’en tirer des conclusions trop
hâtives. Les gens très riches ne sont pas forcement mêlés à des
trafics inavouables et à des réseaux maffieux. Il se trouve
simplement que pour les éliminer, d’autres gens, eux aussi très
riches, font appel à des spécialistes qui savent faire ce genre de
travail en toute discrétion. Et puis franchement, qui n’a pas rêvé
un jour de se débarrasser d’une voisine acariâtre, d’un patron
tyrannique, d’un professeur sadique, d’un assureur inflexible ou
bien d’un contrôleur du fisc trop curieux… Et si vous ne le
faites pas, ce n’est pas parce que cela est contraire à vos
principes ou à la morale ! En vérité vous ne le faites pas
parce que vous n’en avez pas les moyens, tout simplement. Et comme
d’autres ont des ressources qui leur permettent, sans prendre aucun
risque, d’assouvir ce genre d’envies… Je ne dis pas que parfois
tout cela n’est pas uniquement guidé par l’appât du gain ou que
je n’ai jamais eu à « traiter» de véritables ordures mais
ce n’est pas si souvent… Et puis heureusement parce que les
maffieux eux sont protégés et que cela rend le travail tout à fait
compliqué et extrêmement risqué. Et moi je n’aime pas trop les
risques.
Soudain
le brouhaha du grand hall s’arrête, un silence de cathédrale se
fait et j’ai l’étrange impression que le temps est maintenant
suspendu. Je vérifie que l’eau des fontaines continue de s’écouler
dans les vasques en marbre blanc. L’agitation certes discrète mais
bien réelle qui régnait dans le hall est maintenant freinée par je
ne sais quel phénomène et je vois, ou crois voir, les clients et le
personnel de l’hôtel ralentir leurs mouvements, freiner leur
empressement comme pour bientôt s’immobiliser totalement au milieu
d’un geste esquissé. Pourtant ils ont tous en cet instant précis
un point commun : leur visage, leur regard se sont tournés vers
l’entrée au moment où elle a fait son « apparition ».
Jamais ce terme n’aura eu une telle puissance évocatrice, jamais
je le crois, l’arrivée de cette femme aura mieux porté ce nom
qu’en cet instant précis où elle a franchi les immenses portes de
l’hôtel.
Elle
est habillée tout en blanc, chapeau, robe de mousseline, ballerines
de danseuse et un immense sac qu’elle tient en bandoulière et qui
épouse avec une harmonie déconcertante les courbes de ses hanches,
comme si cet accessoire faisait partie d’elle. Elle ne marche pas
vraiment, elle semble flotter à quelques centimètres au-dessus du
sol. Elle promène sur l’assistance et sur le monde ce regard
incroyable et ce sourire qui ont obsédé mes pensées depuis 24
heures. Cela n’a duré peut-être que quelques secondes mais
pendant ce laps de temps j’ai plongé dans ce regard comme si l’on
m’avait totalement immergé dans un bain de volupté avec, dans le
même temps, la désagréable impression d’être totalement mis à
nu. Elle dit quelques mots au concierge de l’hôtel qui s’est
précipité vers elle. L’échange est court et dès qu’elle a
commencé à parler le temps, jusqu’alors suspendu, se remet à
fonctionner. J’y perçois même une légère accélération due
certainement à l’empressement et à l’agitation du personnel
autour de cet hôte si singulier. Je n’ai pas besoin de soudoyer le
personnel pour savoir dans quelle suite elle descend, j’ai eu cette
information en même temps que tout le reste.
Je
lui laisse une dizaine de minutes d’avance puis je commence
lentement à me diriger vers le grand escalier. Je ne prends jamais
les ascenseurs, je m’y sens pris au piège, à la merci de
n’importe quel débutant qui n’aurait qu’à attendre que
j’arrive sur le palier pour m’abattre sans aucune chance de me
rater. Je suis devant la double porte de sa suite, je vérifie encore
le contenu de mon sac, je prends une profonde inspiration et je
frappe quelques coups très brefs. Pendant quelques secondes qui me
semblent une éternité, il ne se passe rien. Puis, la porte s’ouvre
et une voix étrange, comme si des centaines de femmes prononçaient
les mêmes mots, au même moment, s’échappe du fond de la pièce
principale :
— Entrez
Monsieur Auster, entrez, nous vous attendions.
XXXXXXXXXX
En
dépit de toute mon expérience et du fait que cette femme connaisse
mon vrai nom, je ne fuis pas. Au lieu de retourner aussi vite que
possible à l’aéroport j’entre dans la suite de l’hôtel pour
faire face à celle que j’étais censé surprendre. Elle est
installée sur un splendide canapé, mélange d’art traditionnel et
de modernisme dont l’harmonie et la beauté s’effacent pourtant
devant la perfection de son corps et de ses traits. Elle a toujours
le même sourire et une infinie douceur se lit sur son visage. Elle
m’invite d’un geste à m’asseoir auprès elle.
— Voyez-vous,
nous faisons un peu le même métier vous et moi. Nous n’avons pas
le même commanditaire, voilà tout. D’autre part, le contrat que
j’ai reçu pour vous offre plus d’alternatives que ceux que vous
proposez d’habitude…
Cette
fois encore sa voix me plonge dans un trouble profond, on y décèle
des intonations particulières, des inflexions surprenantes sortes
d’échos improbables que je n’ai jamais entendus dans aucun des
nombreux pays que j’ai traversés. Je suis mal à l’aise mais ne
voulant pas ajouter au ridicule de la situation un désavantage trop
prononcé, je tente de reprendre la main.
— Puisque
vous avez l’air de me connaître, vous savez certainement que je
n’ai pas pour habitude de négocier quoi que ce soit. Ni mes
tarifs, ni la vie de mes victimes. Dites à votre commanditaire que
si vous devez remplir votre contrat, vous devrez le faire jusqu’au
bout. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser.
Je
fais mine de me lever mais elle pose alors sa main sur ma cuisse dans
un geste d’une grande douceur. Je suis alors immobilisé autant par
la surprise que par une forme étrange de curiosité.
— Ce
n’est pas si simple hélas, mon client ne pourra se satisfaire de
ce genre de réponse et il vous faudra m’écouter… Jusqu’au
bout. Je vous promets que cela sera très instructif, douloureux
parfois mais peut-être aussi, salvateur.
Le
contact de sa main sur mon genou fait naître en moi des sensations
confuses. Mélange d’excitation sexuelle et de peur mais aussi
sentiments confus de confort et de sérénité, comme si la chaleur
de sa main diffusait à travers tout mon corps une onde de bien-être.
Du regard je l’invite à poursuivre.
— Vous
comprenez, nous savons beaucoup de choses sur l’existence que vous
avez menée jusqu’à présent, sur ce que vous avez fait à tant de
gens. À tant d’innocents hélas bien trop souvent. Oh bien sûr,
vous n’êtes pas le seul mais il y a chez vous une sorte de
détachement, cette capacité à vous exonérer de leur désespoir et
de leur douleur qui nous ont intrigués. Nous aurions pu bien entendu
nous passer de cette discussion. Nous pouvions mettre fin à vos
agissements à n’importe quel moment. Mais que voulez-vous, il y a
chez mon employeur une inclinaison au pardon qui dépasse parfois
l’entendement. Alors voilà, je voudrais que vous fermiez les yeux,
quelques instants, cela ne durera pas très longtemps…
À
peine ai-je obéi que je suis assailli d’images si tangibles que
j’ai l’impression d’être plongé au cœur d’une nouvelle
réalité. Et cette réalité me terrifie instantanément. Devant moi
se succèdent des visages défigurés, tordus par la douleur, la
tristesse, la peur ou la colère. Parfois par tous ces sentiments à
la fois. Ces masques hideux semblent surgir du néant pour venir me
fixer, quelques instants, avant de disparaître pour laisser la place
à une nouvelle figure. Je voudrais pouvoir leur échapper, revenir
dans la chambre d’hôtel, fuir ces regards morts et vides mais je
suis incapable du moindre mouvement. Je subis le défilé grotesque
de ces masques mortuaires qui s’approchent si près de mon visage
que j’ai l’impression de pouvoir sentir leurs chairs putréfiées.
Je voudrais hurler mon dégoût et ma peur, faire disparaître à
jamais ces créatures épouvantables mais je n’arrive pas à
esquisser le moindre geste et je sens mon cœur battre à tout rompre
dans ma poitrine, prêt à exploser. Lorsqu’un visage d’enfant,
une petite fille de 5 ou 6 ans, surgit de l’ombre pour venir
flotter près de moi je tente de fermer les yeux pour ne plus
contempler cette vision de cauchemar mais je n’y parviens pas. Mon
corps n’obéit plus à mes injonctions et je suis contraint
d’assister à la lente valse d’horreur absolue qui se tient sous
mes yeux. Le petit visage, dont la peau est atrocement brûlée
s’approche encore de moi et je vois sa bouche se déformer,
s’ouvrir lentement. Je comprends qu’elle va se mettre à hurler
et lorsque son cri retentit j’ai l’impression que mes tympans
vont exploser. Ce n’est pas le cri d’un enfant mais bien le
hurlement effroyable de mille bêtes sauvages.
Lorsque
je rouvre les yeux, je suis installé sur le canapé de la suite
d’hôtel, la femme me regarde avec une sorte de compassion
attristée. Je suis en nage, ma chemise colle à ma peau jusqu’à
me brûler. Je sursaute alors et me lève comme une furie. Je veux
quitter cette pièce tout de suite, oublier ce que je viens de voir
et surtout ne plus subir son regard de commisération qui semble
percer mon âme et se jouer de moi.
— Qu’est-ce
que vous m’avez fait bordel, vous m’avez drogué c’est ça ?!
C’était quoi ce truc, comment vous faites ça, répondez-moi !
La
femme secoue doucement la tête, il me semble l’entendre soupirer.
Elle redresse son adorable visage vers moi et se met à parler, très
doucement. Sa voix est redevenue normale.
— Non,
je ne vous ai pas drogué, ces visages sont là, gravés dans votre
mémoire mais vous avez choisi de les effacer. Ce sont ceux de vos
victimes. Cette petite fille, Sarah, était avec sa maman, assise à
l’arrière de la voiture qui a explosé quand sa mère a tourné la
clef. Tous, tous les visages que vous avez vus sont ceux des
« cibles » que vous avez « effacées » au
cours de votre triste carrière. J’ai ici la liste de vos victimes,
elles sont toutes inscrites sur ce document. Et je voudrais que vous
les lisiez Charles, à haute voix. Que vous preniez le temps de
mesurer le poids de ces âmes, la réalité de ces corps que vous
avez détruits. C’est à cette seule condition que nous pourrions,
mon employeur et moi-même, revoir les termes de votre contrat.
La
femme s’est tue, elle tend vers moi une feuille sur laquelle je
devine une longue, bien trop longue, liste de noms écrits. Elle a
toujours ce regard dans lequel je perçois une grande tristesse mais
aussi peut-être, de l’espoir. Celui de me voir me plier à cette
mascarade ridicule. Je ne sais pas qui elle est et comment elle a
réussi à me piéger mais ce que je sais, à ce moment-là, c’est
que je dois fuir et tenter d’effacer cet épisode de ma vie. Je me
lève d’un bond et commence à courir vers la porte. Mais à peine
ai-je fait un mètre qu’une douleur fulgurante me broie la
poitrine. Je m’écroule aussitôt et je sens comme un feu intérieur
qui se met à me consumer. Je ne peux plus me relever, chaque
respiration est un enfer qui me fait me tordre de douleur. Je
l’entends alors qui s’approche de moi. Cette fois sa voix est à
nouveau celle d’une légion, chaque mot est l’écho de milliers
de soldats et résonne dans la pièce à en faire trembler les
vitres.
— Ainsi
tu as choisi Charles Auster. Tu vas mourir ici, à l’endroit même
où tu avais prévu de me tuer. Et les souffrances que tu endures
maintenant ne s’éteindront même pas après ta mort. Car c’est
aussi ce que tu as accepté en rejetant mon offre.
La
femme passe devant moi, je ne respire plus que par petites
inspirations très brèves afin d’atténuer la douleur mais même
comme cela c’est une torture absolue. Lorsqu’elle commence à
ouvrir la porte de la chambre, je trouve la force de relever la tête
et j’ai alors cette vision terrible. La femme a tourné son visage
vers moi et ses yeux sont devenus si sombres que j’ai l’impression
qu’ils ont disparu. Son visage est dur et une colère noire et
froide se lit sur ses traits. La dernière et cauchemardesque vision
que j’ai de mon bourreau lorsqu’elle referme la porte sont les
deux grandes ailes blanches qui naissent à la hauteur de ses épaules
et frémissent doucement dans son dos. Maintenant je suis seul et
j’attends cette mort qui ne sera plus une délivrance.
Pas mal du tout.
RépondreSupprimerL'histoire est bien menée, après c'est le style un peu trop descriptif (le rythme en pâtit) que j'aime moins.